'M^ OFFENBACH EN AMËRTOUE NOTES D'UN MUSICIEN EN VOYAGE PAR JACQUES OFFENBACH PRÉCÉDÉES d'une NOTICE BIOGRAPHIQUE PAR ALBERT WOLFF ♦glc-'T PARIS * CALMANN LÉVY, ÉDITEUR r ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES BUE AUBBB, 3, ET BOULEYABD DES ITALIENS, 15 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 1877 Droits d* raproduction et de traduction réierrée ; ^: .Tr*"RARl? MADAME HERMINIE OFFENBACH Madame j L'éditeur de votre mari me prie d'écrire une préface à ce livre qui vous est dédié. Il n'était pas nécessaire que votre nom figurât à la pre- mière page pour nous convaincre que vous êtes digne de tous les témoignages d'atfection et de reconnaissance. Tout ce que fait votre mari, qu'il compose ou qu'il écrive, vous appar- tient de droit. Il n'est pas un seul de vos innom- brables amis qui ne sache que vous êtes non- seulement la meilleure des femmes et la mère la plus exquise, mais encore jusqu'à un certain II OFFENBACH EN AMÉRIQUE point la collaboratrice du musicien distingué qui signe ce volume. L'œuvre si considérable de votre mari se compose de deux parties bien distinctes : Tune est comme un écho du bruit parisien, du tu- multe des boulevards, des soupers d'artistes oîi la gaîté française s'épanouit quand le Champagne a mis les cerveaux en bonne humeur. La seconde partie ne ressemble en rien à la première et elle vous appartient de droit, car c'est vous, madame, qui avez conservé à cet artiste parisien par ex- cellence le foyer heureux et entouré où son cœur a pu s'épanouir à l'aise au milieu du charme, de la joie et de l'émotion de la famille, et où très-certainement il a tiouvé la note tendre et fine de son répertoire qui, à mon humble avis, est la plus pure de son talent. C'est pour cela qae je songe à votre mari quand les fanfares de la gaîté éclatent dans son œuvre, et que je pense à vous, madame, quand soudain, à travers lesgre- OFFENBAGH EN AMÉRIQUE III lots de la folie se glissent ces mélodies émues qui plaisent à la fois aux délicats et à la foule. Tout dernièrement, madame, je me suis arrêté quelques heures dans la vieille ville de Cologne. Le hasard m'a fait passer devant la maison où est né votre mari. Jacques était déjà un grand jeune homme et à peu près un virtuose quand j'apprenais à lire dans l'école située à côté de sa maison paternelle. Nul mieux que moi ne peut vous dire ses débuts dans la vie, car la famille Offenbach est un de mes plus vieux souvenirs d'enfance; j'ai connu les parents de Jacques, ses frères et ses sœurs, qui ne se doutaient certai- nement pas alors que le violoncelliste blond deviendrait le musicien le plus populaire de son temps et que le bambin qui leur souhaitait cha- que matin le bonjour en passant écrirait un jour cette préface. La maison paternelle de Jacques était petite : je la vois encore , à iiroite de la cour au fond de IV OFFENBACH EN AMÉRIQUE laquelle se trouvait mon école. On entrait pai une petite porte basse ; la cuisine propre et lui- sante était sous le vestibule ; des casseroles de cuivre rangées tout autour avec ordre; la mère affairée à ses fourneaux ; à droite, en traversant cette cuisine, une chanibre bourgeoise donnant sur la rue. Le père se tenait dans un grand fau- teuil près de la fenêtre quand il ne donnait pas de leçons de musique : il chantait très-bien et jouait du violon. M. Offenbacb était déjà un homme âgé ; j'ai conservé de lui un souvenir à deux faces : tantôt quand, en quittant l'école, je faisais trop de bruit dans la cour, il sortait pour m'administrer quelques taloches, tantôt, aux jours de fête, il me bourrait de gâteaux du pays, pour la fabrication desquels la maman Offenbach n'avait pas de rivale dans toute la ville. Il n'est pas de maison où jaie été plus battu et plus gâté que dans celle de votre défunt beau-père. Dans cette maison tous étaient plus ou moins OFFENBACH EN AMÉRIQUE V musiciens, depuis le père jusqu'au plus jeune fils que la mort a emporté si tôt et qu'on disait doué d'un talent considérable. L'habitation de la rue de la Cloche était modeste; la famille était nombreuse et le revenu du père ne permettait pas de folies. On m'a souvent raconté dans mon jeune temps que le papa Oiïenbach s'imposait les plus durs sacrifices pour faire apprendre le violoncelle à son fils Jacques. .Te me souviens encore du professeur de votre mari que, dans mon enfance, j'ai entrevu quelquefois dans les rues avec un habit râpé, à boutons d'or, dont les basques descendaient jusqu'aux mollets, un jonc avec une pomme en ivoire, une perruque brune et un de ces chapeaux, à bords recourbés, alors à la mode, qui s'évasaient à ce point que le haut prenait à peu près les proportions de la plate- forme de la colonne Vendôme. Malgré sa for- tune relative, qui lui garantissait un peu' plus que l'indépendance, M. Alexander. le professeur, VI OFFENBACH EN AMÉRIQUE passait pour le plus grand avare de la ville. On pré- tendait qu'il avait eu autrefois un très-grand talent; dans son quartier on le désignait sous le nom glo- rieux de « l'artiste » . C'est chez lui que Jacques prit des leçons à vingt-cinq sous le cachet. Les fins de mois étaient dures dans la famille Offenhach, maison se privait de quelques petites douceurs pour économiser le prix du cachet, car Herr Alexan- der ne plaisantait pas :ilfallaitétaler les vingt-cinq sous sur la table avant le commencement de la leçon. Pas d'argent, pas de violoncelle! Le premier souvenir précis que j'aie de la jeu- nesse de Jacques coïncide avec la première visite qu'il fit de Paris à ses parents. Ce fut un événement chez tous les amis de la famille, où depuis longtemps il n'avait été question que de Jacques qui, disait-on, amassait des millions à Paris en jouant du violoncelle. On ne se doutait pas à Cologne que le fils du papa Offenhach gagnait péniblement sa vie sur les bords de la OFFENBACH EN AMÉRIQUE VII Seine. Du moment où on l'écoutaitàParis, la ville merveilleuse, la ville desartistesetdesgens riches, il ne pouvait être douteux pour personne que Jacques nageait dans l'opulence. On disait dans la ville : « Le père Offenbach a une rude chance, il paraît que son fils revient avec de gros diamants à son gilet en guise de boutons et que sa fortune se compte par centaines de mille francs. » Ce n'est pas cela qui m'attira dans la maison Otfenbach. Dans notre enfance nous n'avons qu'une idée vague de la fortune; une pièce de dix sous ou les caves de la Banque, c'est tout à fait la même chose : mais si, vers le soir, à l'heure de l'arrivée de Jacques, je fus parmi les amis de la maison, c'est que le matin, en quit- tant lécole, j'avais senti le fumet des fameux gâ- teaux; je m'étais arrêté tout stupéfait de cet évé- nement extraordinaire, car nous n'étions pas à la veille d'un jour de fête. Mais à mes questions de lumiltin curieux In maman Offenbach répondit: VIII OFFRNBACH EN AMÉRIQUE — Si, mon enfant, c'est un jour de fête : mon fils Jacques arrive ce soir de Paris. Viens tantôt, tu auras des gâteaux et je te promets que je n'ai épargné ni les œufs, ni le beurre et le sucre. Quand, à la nuit tombante, j'entrai dans la maison de la rue de la Cloche, Jacques, assis sur le sopha à côté de son père, tandis que la mère préparait le souper pour son fils adoré, Jac- ques, dis-je, ne fut pour moi qu'un objet de haute curiosité. Mais mon cœur battait d'émo- tion en voyant une bouteille de vin du Rhin sur la nappe blanche entre deux plats remplis de friandises, le tout ruisselant sous la lumière d'un petit lustre en cuivre qu'on n'allumait que dans les grandes circonstances. En ce moment il n'y avait pas dans la ville de maison plus heureuse que celle-là. Les parents et les amis arrivèrent les uns après les autres, pour souhaiter la bienvenue à Jacques, et à chaque nouvelle vi- site les plats circulaient etchaque fois j'en eus ma OFFENBACH EN AMÉRIQUE IX part, si bien qu'une formidable indigestion me cloua pour une semaine au lit,mais je n'en garde pas rancune à votre mari, madame, croyez-le bien î Très-certainement, je ne me rendais pas compte alorsde l'influence que cette visite devait avoir sur mon avenir, mais je crois que c'est de cette soirée que datait mon désir, ce }our-]à encore inconscient, d'aller plus tard à Paris comme le fils Offenbacb, et de revenir comme lui dans ma famille, choyé de tous,età défaut de mon père que j'ai à peine connu, je me voyais dans un avenir lointain assis à côté de ma mère heureuse comme la maman Offenbacb; j'entre- voyais la table pleine de gâteaux et l'enivrement de ma mère, fière de son fils comme la maman Oftenbach du sien. Hélas! cette joie si grande rêvée par le cerveau d'un enfant, je n'ai pas pu la donner à ma pauvre mère, morte si jeune, et qui, elle aussi, fut une femme excellente comme vous l'êtes, madame. X OFFENBACH EN AMÉRIQUE Si j'insiste sur ce souvenir de jeunesse, pué- ril pour l'indifférent, mais qui me donne une si grande émotion quand j'y reporte ma pensée, c'est pour vous dire, madame, que la carrière de Jacques est, en quelque sorte, intimement liée à la mienne. Plus tard, quand je vins à Paris, et que le Figaro voulut bien accueillir mes ten- tatives de débutant, la première personne que je rencontrai dans les bureaux fut Jacques, et c'est alors que je me mis à méditer sur les destinées mystérieuses qui font que le rêve d'un petit bambin se réalise vingt ans après en face de l'homme qui pour la première fois a mon- tré à son esprit la route de la grande ville. A cette époque Jacques était déjà un grand seigneur; il n'était plus le violoncelliste de talent de son jeune temps ; il avait depuis long- temps abandonné la petite scène des Champs- Elysées qui fut le berceau de sa renommée. On jouait aux Bouffes cet Orphée aux Enfers qui a OFFENBACH EN AMÉRIQUE XI t'ait son tour du monde et porté si haut la popu- larité de Jacques. Je m'étais présenté au compo- siteur acclamé ; et, se souvenant de ma famille, il avait daigné me donner mes entrées aux Bouffes. Mais la salle était pleine chaque soir ; je n'avais en réalité mes entrées que dans les couloirs, et c'est à travers les carreaux des loges que je vis la pièce et que j'entendis la musique. Aujourd'hui, madame, que j'ai l'hon- neur d'être votre ami et que j'ai la conviction d'être assez près de votre cœur pour pouvoir vous parler de mes peines et de mes joies, vous me permettrez sans doute de vous dire que le succès d'Orphée est en quelque sorte le point de départ de cette préface. A ce moment fêtais si pauvre que je rougissais quand l'ouvreuse em- pressée me demandait mqn paletot. Que wulez- vous ? Il fallait faire des économies pour le déjeuner du lendemain. Tout le monde n'a pas les movens de donner dix sous à une ouvreuse. XII OFFENBACH EN AMÉRIQUE Mais dans ma tristesse, dans mon désespoir, quand je circulais dans les rues de Paris, inter- rogeant les étoiles sur mon avenir incertain, quand je désespérais de la vie et que je me glissais le long des murailles pour que le passant ne vît pas mes défaillances, j'aboutissais toujours aux Bouffes, j'entendais les applaudissements du public, je pensais au « fils Offenbach », parti de si bas pour monter si haut, et je ren- trais chez moi, la consolation dans l'âme, le cœur plein de courage; je mesurais la distance entre la petite maison du pèi'e Offenbach et cette salle brillante où le public acclamait la musique de votre mari et je me disais tout bas qu'avec un peu de talent, beaucoup d'énergie et énormé- ment de travail, je naurais jamais besoin de retourner à Cologne. Vous voyez, madame, que le destin a eu pitié de mes angoisses, puisque j'ii le bonheur de vous écrire de Paris, où j'ai tant souffert mais auquel je suis redevable du OFFENBACH EN AMÉRIQUE XIII peu que je suis et que j'aime à ce point qu'il me semble impossible à moi-même que je sois né ail- leurs, de même qu'il me demeure inexpliqué que l'incarnation de l'esprit parisien dans la musi- que, c'est-à-dire votre mari, soit le même Jacques que jadis j'ai vu assis à côté de son père dans la petite maison de la rue de la Cloche à Cologne. Si je vous parle tant de ma personne, ma- dame, ce n'est pas pour essayer de vous atten- drir sur mon passé, mais pour vous faire obser- ver qu'il y a des hasards bien étranges dans la vie. Ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire, dans mon dernier voyage, je me suis arrêté dans la rue de la Cloche à Cologne où est né votre mari, et toutes ces histoires du temps jadis me sont revenues à la mémoire. Et, à peine de re- tour à Paris, j'apprends que Jacques publie un volume sur l'Amérique. L'ami Galmann Lévy me demande non une préface, mais quelques notes biographiques sur Jacques Ofîenbach. Ceci XIV . OFFENBAGH EN AMÉRIQUE VOUS explique pourquoi j'ai dû mêler mon nom tout simplement connu, au nom de votre mari qui est célèbre. La vieille maison de la rue de la Cloche n'existe plus aujourd'hui, madame. Sur le ter- rain où elle fut autrefois, s'élève à présent un monument éblouissant. Le blond Jacques et la maisonnette des Olï'enbach ont eu les mêmes destinées; ils ont grandi avec les années. Le violoncelle qui a fait les premiers succès de Jac- ques à Paris, a été mis de côté en même temps qu'on a abattu la maisonnette paternelle. Jac- ques, lui aussi, est maintenant un monument ambulant de la musique parisienne, et si je choi- sis ce terme, ce n'est point pour en amoindrir la valeur mais bien pour préciser ses côtés ca- ractéristiques : l'esprit et la bonne humeur de la grande ville dans ses explosions de gaîté. De cà, de là, à ce talent si éminemment parisien, se mêle comme un souvenir attendri de la vieille OFFENBACH EN AMÉRIQUE XV maison de Cologne; je ne crois pas que Jacques puisse regarder longtemps le modeste portrait de son père qui est au-dessus de son piano sans que son cœur s'émeuve de ses premiers sou- venirs. Dans ces heures de recueillement doi- vent revenir dans sa pensée les vieilles chan- sons de sa jeunesse, et c'est alors qu'il jette sur le papier ces mélodies douces et sereines qui, tout à coup, au grand étonnement du public, surgissent dans son œuvre et produisent l'effet imprévu d'une jeune fille chaste et pure, qui dans la simplicité rayonnante de sa beauté, vêtue de blanc et une simple fleur k son corsage , apparaîtrait dans un bal masqué où toutes les folies sont déchaînées. Et c'est précisément cette apparition soudaine de ce que j'appellerai la muse intime de votre, mari qui élève son œuvre bien au-dessus de la partie bruyante que, par antithèse, on peut ap- peler la muse des boulevards. Mais c'est aussi le XVI OFFENBACH EN AMÉRIQUE secret des succès considérables de Jacques; il y a de tout dans son inépuisable répertoire : l'en- train qui soulîve une salle, les gros éclats de rire qui plaisent aux uns, l'esprit parisien qui charme les autres et la note tendre qui plaît à tous, parce qu'elle vient du cœur et va droit à l'âme. Voilà les secrets de ses succès retentis- sants et de cette popularité qu'il faut avoir vue de près pour en comprendre l'étendue. Rien n'a manqué à son long triomphe dans un genre qu'on persiste à dire petit, mais dans les arts, madame, rien n'est petit. La Chanson deFortunio n'a pas cinq actes et n'exige pas le vaste cadre de l'opéra ; c'est néanmoins une petite œuvre complète d'un compositeur amoureux de son art. Les Brigands contiennent des morceaux d'une finesse exquise que les bottes des carabi- niers, combinées en vue de la foule ne parvien- nent pas à étouffer sous leurs pas pesants. Le « sabre de mon père » peut être contesté malgré OFFENBACH EN AMÉRIQUE XVII son succès bruyant, mais le plus endurci des prud'hommes de la musique, ne pourrait nier que le « Dites-lui » de la Duchesse de Gerolstein est une perle fine. L'œuvre de votre mari, ma- dame,fourmille de ces mélodies gracieuses etten- dres,et c'est bien à cause de cela qu'il reste le co- lonel du régiment de compositeurs qui se sont élan- cés à sa suite dans la route indiquée par Jacques. Ceci, madame, ne veut point dire qu'au de- hors de Jacques, rien n'existe dans l'opéra bouffe. Vous êtes trop intelligente pour croire que votre mari ait dit le dernier mot d'un art qu'il a créé; il en a dit le premier et c'est déjà beaucoup, car on n'est vraiment un artiste qu'à la condition de donner une note personnelle, et l'art de Jacques ne ressemble qu'à l'art de Jac- ques. Qu'il soit plus ou moins grand, la ques- tion n'est pas là. Poitr juger un artiste, il faut se demander d'abord si son art appartient bien à lui, ou s'il l'a appris et pris chez les autres. On XVIII OFFENBACH EN AMÉRIQUE dit de l'un qu'il a ressuscité celui-ci, de l'autre qu'il rappelle celui-là, mais le tout est englobé sous la dénomination générale de « genre Offen- bach », ce qui fait que votre mari a encore sa part dans les succès des autres. Dans la longue carrière de Jacques tout n"a pas été triomphe et bonheur; il a lutté comme tout le monde. Quand on a le cerveau rempli de tant de joyeuses et charmantes mélodies et que pour vivre on est forcé de conduire l'orchestre des Français entre deux actes d'une tragédie, on prend place parmi les martyrs célèbres. Peut-on imaginer de supplice plus cruel que celui d'une belle intelligence condamnée à une besogne si Ingrate et si humble? On reproche parfois aux artistes la vénération excessive de leur propre talent, mais que deviendraient-ils sans la croyance en eux-mêmes qui les soutient à l'heure du com- bat? Peut-on sérieusement faire un crime à un homme d(» talent, condamné à conduire un oi- OFFENBACH EN AMÉRIQUE XIX chestre médiocre, de brûler un peu d'encens en son honneurpourentretenir les illusions sans lesquel- les il périrait parle découragement et la tristesse! Henri Heine qui a connu toutes les douleurs a dit cette vérité terrible : — L'adversité est une vieille sorcière hideuse : elle ne se contente pas de nous faire une visite ; elle s'installe devant notre lit, ouvre sa boîte à ouvrage et commence à tricoter comme une per- sonne qui ne compte pas nous quitter de sitôt! Eh bien, madame, en face de cette sinistre tricoteuse, l'artiste déclassé ne se soutient que par la conscience de sa valeur, et si, à l'heure du triomphe péniblement acquis, l'intelligence, dé- livrée de l'abominable cauchemar, pousse un cri de joie et chante un hosanna à sa propre gloire, qui oserait lui reprocher cet excès d'orgueil si chèrement acheté au prix de tant de décourage- ments? Si quelqu'un a le droit d'être fier de ses suc- XX OFFENBACH EN AMÉRIQUE ces, c'est bien votre mari, madame. Vous qui l'avez assisté dans cette lutte terrible contre le destin, vous savez mieux que moi ce qu'il a fallu de courage, d'énergie, pour renverser les uns après les autres tous les obstacles. Si Jac- ques a connu tous les enivrements du succès, il a commencé par connaître toutes les tristesses de l'adversité. Ne pouvant se faire jouer nulle part, il a dû s'improviser directeur pour faire entendre ses premières partitions, et quand enfin il lui a été permis d'ouvrir ce petit théâtre des Champs-Elysées et qu'il pouvait se croire au port, l'administration routinière a encore mis les menottes à son talent, le forçant de renfermer son intelligence dans le cadre étroit de pièces à trois personnages. Il a fallu conquérir pas à pas le terrain sur lequel il a échafaudé sa renommée, et je ne sais pas trop si sans vos encouragements, sans vos soins, votre mari eût atteint l'heure du triomphedéfinitif.J'avaisdonc raison de vousdire. OFFENBAGH EN AMÉRIQUE XXI madame, qjie vous êtes la collaboratrice précieuse de son œuvre, et que ce livre vous appartient de droit aussi bien que les partitions du maestro. Certes, madame, dans cette carrière déjà longue et si bien remplie de Jacques, le succès s'est parfois montré récalcitrant, et on a sou- vent été injuste pour votre mari. Je persiste notamment à considérer les Bergers comme une de ses meilleures partitions, quoique les repré- sentations ne se soient pas comptées par cen- taines. Il est aussi très-naturel que parmi tant de triomphes comme le Mariage aux Lanternes, la Belle Hélène, la Grande Duchesse, la Vie pari- sienne, les Brigands, et une centaine d'autres pièces dont les titres sont inutiles à énumérer. son talent ait eu quelques, défaillances. Mais dans l'art petit ou grand il n'y a que la médio- crité qui ait le privilège de rester toujours au ni- veau d'une insuffisance suffisante. Les esprits chercheurs, inquiets et tourmentés ne connais- XXII OFFENBAGH EN AMÉRIQUE sent pas les joies jamais interrompues d'une sa- tisfaction permanente ; ils sont tantôt au sommet et tantôt, sinon au bas, du moins au milieu de l'échelle. L'inspiration a ses heures bonnes ou mauvaises; l'artiste vit d'élans et de défaillances. On peut dire que dans le colossal répertoire de Jacques quelques opérettes sont d'une valeur in- férieure, mais aucune n'est nulle. On retrouve dans ses moindres oeuvres un talent considérable et une individualité incontestable. C'est toujours et quand même un art personnel dont quelques accords lointains suffisent à nous faire connaître l'auteur, comme on reconnaît une fleur dans l'obscurité par le parfum qu'elle répand. Rien, madame, n'a manqué au triomphe de votre mari. Aux applaudissements du public de tous les pays, l'esprit de dénigrement s'est mêlé avec une certaine persistance. Mais toutes ces manœuvres ont échoué devant le succès. On a notamment reproché à Jacijues d'avoir, sous un OFFENBACH EN AMÉRIQUE XXIII autre régime, contribué à ce qu'on appelait la démoralisation, mot vain et confus qui a l'air de signifier quelque chose, mais qui ne précise rien, comme toutes les autres bêtises dont on se sert dans la langue courante entre gens qui veu- lent se donner un air important ; cette catégorie de niais a tout un répertoire de rengaines. En ce qui me concerne, toutes les fois queje rencontre dans la vie quelqu'un qui me dit : Tu quoque Brutus? ou bien : Quousque tandem abutere patientia nostra? je me méfie de cet homme, car il est sur le point de me chanter l'éternelle romance de la démoralisation du peuple par une pièce' de théâtre. On ne peut toutefois pas nier, madame, que dans une i)artie de l'œuvre de votre mari se reflète l'époque qui l'a vu éclore, et c'est bien à cause de cela que le talent de Jacques a sa place marquée dans l'histoire de ce siècle. Oui, dans ses })lus grands succès d'il y a douze ou quinze XXIV OFFENBACH EN AMÉRIQUE ans, on retrouve le Paris d'alors, le Paris gai, in- souciant del 'avenir, le Paris qui s'amuse, qui rit, qui danse. Mais comment serait-on un artiste si on ne recevait pas les commotions de ses contem- porains ? Il faut être de son temps avant tout, dans tous les arts sans exception. Garpeaux a été de*sÔil temps, et c'est pour cela qu'il a été su- périeur ■ à tous les statuaires qui ne regardaient que le passé. Qu'est-ce qui nous rend si chers dans les musées les artistes d'autrefois qui pei- gnent leur époque? Teniers, par exemple, dans un simple buveur de bière de son temps, est un peintre d'histoire mieux que ceux de nos con- temporains qui deux fois par semaine recom- mencent « César devant le Rubicon ou bien la Ba- taille de Pharsale. » Si donc Jacques a été vraiment le musicien de son époque, il a rempli sa tâche et on fera plus de cas de son œuvre que des efforts impuissants de ceux qui n'ont cessé de refaire ce qui existait avant eux, et ont usé sur l'asphalte OFFENBAGH EN AMÉRIQUE XXV (les boulevards ce qui restait des vieux souliers djune autre génération. Et c'est pour cela que le nom de Jacques 01- fenbach est un des plus populaires de ce temps et que son talent a enchanté le plus grand nom- bre. Quand dans une œuvre tous trouvent leur compte, la foule aussi bien que les oHijfl^on^ ne peut plus contester sa valeur : Jacques est un moderne ; sa musique a le diable au corps cotnme notre siècle afïairé qui marche à toute vapeur. Jamais on n'eût trouvé le finale du pre- mier acte des Brigands au temps des pataches et des coucous. C'est de la vraie musique du dix- neuvième siècle, la musique des trains express et des bateaux à hélice, en un mot du mouve- ment diabolique de notre temps, et voilà pour- quoi elle est populaire non-seulement en France où le talent de Jacques a grandi et à laquelle le compositeur appartient, mais chez tous les peu- ples ; je ne'pense pas qu'il y ait un musicien b XXVI OFFENBACH EN AMÉRIQUE plus vraiment populaire que votre mari, et très- certainement il léguera à ses enfants un nom qui leur servira de passe-port dans les quatre coins du globe. Admettons, madame, que, dans dix ans, il prenne fantaisie à votre jeune fils de parcourir le monde. Un beau matin — ne vous effrayez pas, ceci n'est qu'une supposition, — un beau matin, dis-je, il tombe dans les mains des cannibales : — Ah ! dit le chef, voilà un jeune blanc qui ne doit pas être mauvais avec une bonne salade. Puis, s'adressant à sa victime, il lui demande : — Gomment t'appelle-t-on dans ton pays, succulent étranger ? — Je suis le fils de Jacques Otfenbach. — Rassure-toi, jeune homme ; tu ne seras pas mangé, s'écrie le chef, et que la fête commence! Et aussitôt dn hisse le jeune Olfenbach sur un trône, les sauvages entonnent le finale 'C' OFFENBAGH EN AMÉRIQUE XXVII à Orphée en signe d'allégresse et il ne tient qu'à votre fils de devenir roi de quelque chose tout aussi bien que l'avoué de Périgueux. Voilà qui peut vous rassurer sur l'avenir, madame. Je n'ai jamais été chez les sauvages, mais je suis un touriste enragé. Dans tous les pays que j'ai par- courus, le nom de Jacques Offenbach est égale- ment célèbre. Aussi, croyez-le bien, un homme qui occupe à ce point l'esprit de ses contempo- rains est bien une individualité de valeur et on peut dire de lui que si jamais dans l'avenir son talent périclitait, ce qui existe de lui est si solide que je défie Jacques de jamais démolir sa pro- pre renommée. On a beau le critiquer, ce qui est le droit de chacun, sur un point tout le monde est d'accord, à savoir que son talent est indiscu- table. Quelques-uns l'ont appelé un vulgarisa- teur, mais ce mot qui, dans la bouche des enne- mis de votre mari, veut être un blâme, est le plus bel éloge qu'on puisse lui décerner. Ce n'est XXVIII OFFRNBACH EN AMÉRIQUE déjà pas une si mince l3esogne de vulgariser un art, c'est-à-dire de rendre les charmes et les séductions de la musique accessibles aux cer- veaux rebelles. Aujourd'hui,madame, votre mari débute dans la carrière littéraire. On ne sait jamais quelle sera la destinée d'un livre, et je ne pense pas que l'éditeur, en me demandant une préface, ait eu l'intention de m'imposer une étude appro- fondie sur le littérateur Offenbacb. Ceci vous expliquepourquoi, dans cet avant-propos, je vous ai parlé de tout, excepté de ce volume. La vogue certaine de l'ouvrage est dans la couverture et le nom populaire de l'auteur. Un peu plus ou moins de valeur littéraire ne pourrait rien ajouter à la renommée de musicien de Jacques, ni rien diminuer de sa réputation d'bommc d'es- prit; mais je ne serais point surpris que cette fan- taisie littéraire d'un compositeur de grand talent fût un succès de librairie. Tous ceux qui sont OFFENBACH EN AMÉRIQUE XXIX redevables à Jacques de tant de bonnes soirées doivent être curieux de savoir comment il écrit; ceux-là retrouveront dans son voyage en Amérique le môme abandon et la même spontanéité qu'on rencontre danssespartitions.D'ailleurs je ne pense pas qu'en écrivant ces pages, votre mari ait eu l'intention de renverser la statue de Christophe Colomb et de prendre sa place sur le quai de Gênes. Jacques n'a pas précisément découvert l'Amérique, mais il ajoute une note toute per- sonnelle à tout ce qui a été écrit sur le Nouveau Monde. Vous, chère madame, qui êtes une des femmes les plus distinguées que je sache, vous ne me pardonneriez pas si j'en disais davantage. Vous avez un tact si sûr en toutes choses* que je per- drais certainement de votre estime si je vous affirmais que la littérature française vient de s'enrichir d'un monument glorieux. Ce n'est pas d'ailleurs à de si hautes destinées que le littéra- XXX OFFENBACH EN AMÉRIQUE teur Offenbach a visé en jetant sur le papier ses impressions de voyage. Il se pourrait que le vent emportât un jour ou l'autre ces feuilles légères, mais ce qui est certain, c'est que vous et vos en- fants vous les conserverez pieusement en souvenir de ce voyage lointain, entrepris par un artiste souffrant dans des conditions tout à fait spéciales. non pour récolter de nouveaux lauriers dont il pouvait se passer, mais pour remplir le devoir d'un honnête homme et d'un chef de famille vraiment digne de ce nom. Ce livre, madame, vous consolera des tristesses dont une si longue absence a dû remplir votre excellent cœur. La joie est rentrée dans votre maison, un instant silencieuse et accablée. Je profite de ces dispositions heureuses pour vous prier de vouloir bien m'excuser si, en tête de cette préface, j'ai, sans vous consulter, inscrit votre nom. Il m'a été tout particulièrement doux de vous adresser ces lignes en reconnaissance de l OFFENBAGH EN AMÉRIQUE XXXI l'amitié précieuse dont vous m'honorez. Dans cette ville sceptique et affairée vous avez créé un salon vraiment artistique, qui est une des cu- riosités de Paris en même temps qu'un point de repos pour ceux de vos amis qui, fatigués de la fièvre parisienne, y viennent respirer à l'aise l'atmosphère douce et sereine de la vie de fa- mille, honnête, laborieuse et respectée. Dans ce milieu charmant il est tout naturel que votre mari ait développé les qualités les plus saillantes de son talent : l'esprit et la distinction. Paris, octobre i876. ALBERT WOLFF. A MA FEMME Chère amie, C'est toi qui as voulu que je fasse un livre avec des lettres écrites au hasard de mon cœur et des notes éparses. C'est le premier chagrin que tu me causes. Je t'en garde si peu rancune que je te prie de me permettre de te dédier ce volume, non pour ce qu'il est ou pour ce qu'il vaut, mais parce que j'aime à écrire partout mon estime et mon affection pour toi. JACQUES OFFENBACH. AVANT LE DEPART A la fin du printemps de 1875, je m'étais installé avec ma famille dans un des trois grands pavillons de la terrasse de Saint-Germain. J'a- dore cet admirable endroit et je m'y étais réfugié dans l'espoir bien pardonnable d'y goûter un re- pos devenu nécessaire après un hiver des plus laborieux. Ma porte avait été interdite à tous les étrangers et surtout à ceux qui de près ou de loin appar- tenaient au théâtre à un titre quelconque. Vingt ans de travaux et de luttes me semblaient suffi- sants pour légitimer cette loi dure, mais assez juste, on en conviendra. 4 OFFENBACH EN AMÉÏIIQUE Je vivais donc en paix au milieu de ma fa- mille qui est très-nombreuse et de mes amis in- times. Ce n'était pas absolument la solitude, mais c'était la tranquillité. Un matin que je jouais dans mon jardin avec l'un de mes enfants, on m'annonça la visite de mademoiselle Schneider. Je n'eus pas le courage de maintenir la consigne pour elle : j'ai pour la grande Duchesse de Gerolstein beaucoup d'ami- tié, et quand je la vois passer, il me semble que ce sont mes succès qui se promènent. Nous causions de tout et de rien, de nos gran- des batailles sous le feu de la rampe, et, pourquoi ne le dirais-je pas, de nos victoires passées et peut-être aussi des combats à venir, lorsqu'on me remit une carte sur laquelle je lus un nom qui m'était complètement inconnu. J'allais gronder mon domestique lorsque je vis apparaître le propriétaire de la carte. C'était un gentleman très-correct et très-poli, mais je com- AVANT LE DÉPART 5 pris tout de suite que j'avais affaire à un homme marchant droit à son but, et que je serais con- traint de l'écouter quand même : je me résignai. — Monsieur, me dit-il, pardonnez-moi d'avoir forcé votre porte, mais je viens pour une affaire importante qui ne vous tiendra pas longtemps et vous n'aurez à me répondre qu'un oui ou qu'un non. — Je vous écoute, monsieur. — .Te suis chargé, monsieur, de vous deman- der si vous iriez volontiers en Amérique? .Te m'attendais si peu à une aussi formidable (piestion que je ne pus m'empécber de rire. — Monsieur, dis-je à mon visiteur, je vous af- firme que pour beaucoup d'argent on ne me fe- rait pas aller à Saint-Cloud aujourd'hui. — Tl n'est question ni de Saint-Gloud, ni d'au- jourd'hui, monsieur, il s'agirait d'aller seule- ment à l'exposition de Philadelphie au printemps prochain. 6 OFFENBACH EN AMÉRIQUE — A Philadelphie ! et quoi faire, je vous prie? — Monsieur, les Américains aiment fort les grands artistes, ils les reçoivent magnifiquement et les paient de même. — Ma foi, monsieur, j'avoue que votre propo- sition est grave et honorahle et que dans tous les cas elle mérite réflexion. — Ah ! monsieur, je n'ai jamais espéré vous décider sur l'heure, prenez tout votre temps. Je ne suis chargé que d'une mission bien simple : savoir si vous iriez volontiers à Philadelphie. Si vous me donnez une réponse favorable, les in- téressés viendront s'entendre avec vous, sinon il ne me restera que le regret de vous avoir i^n- portuné et le souvenir de l'honneur que vous avez bien voulu m'accorder en m'écoutant. Je gardai le silence pendant un instant. Mille pensées traversaient mon cerveau. Ceux qui sont pères de famille et qui ont la conscience du devoir les comprendront sans que je les explique, les AVANT LE DÉPART 7 autres ne les comprendraient pas, quand même je les expliquerais longuement. Enfin je répondis : — Eh bien, monsieur, je n'irais pas volontiers en Amérique, parce que, sans compter mes cin- quante ans, bien des choses me retiennent ici ; mais, enfin, le cas échéant, ainsi que je l'entre- vois, j'irais sans répugnance. Mon visiteur me salua : — Voici, me dit-il, tout ce que je voulais sa- voir. En déjeunant, je parlai de la visite que je ve- nais de recevoir, mais bien que mon récit fût fait sur le ton le plus gai du monde, il n'obtint aucun succès. — C'est une folie I tel fut le cri général. Je m'empressai de prouver que l'affaire n'a- vait rien de sérieux, j'offris même de parier que je n'entendrais plus parler de rien. Mais un nuage avait passé sur tous les fronts y compris 8 OFFENBACH EN AMÉRIQUE le mien et il persista pendant toute la saison. Qu'il faut peu de choses pour obscurcir les beaux jours rêvés, et que c'est une grande folie que de laisser sa porte ouverte. Le lendemain même je reçus la visite de M. Bacquero qui s'était empressé de m'écrire aussitôt qu'il avait su ma réponse. M. Bacquero est un homme d'affaires dans la bonne acception du mot, il me fit des offres telles que je ne crus pas avoir le droit même d'hésiter et je signai sur-le-champ le traité qu'il me proposait. Ce jour-là je n'eus pas besoin de raconter ce qui s'était passé, ma famille avait deviné et je compris plus que jamais, en voyant les miens faire tant d'efforts inutiles pour cacher leurs lar- mes, de quelle douce et sainte affection j'étais en- touré. Tant de tristesse et de doux reproches n'étaient pas faits pour me donner un courage dont j'avais plus besoin qu'on ne pensait. AVANT LE DÉPART 9 Je passais de longues nuits sans sommeil, et le matin je n'osais m'endormir, de peur de ne pas trouver tout prêt, en ouvrant lesyeux, un sourire pour rassurer les chers êtres qui venaient triste- ment saluer mon réveil. Alors j'imaginais mille théories tranquilli- santes — nous avions l'hiver devant nous, un hiver c'est bien long ; — qui sait ce qui peut arri- ver en neuf mois. — L'exposition pouvait n'avoir pas lieu ou être remise indéfiniment, — ça se voyait tous les jours. — L'Amérique avait eu une longue guerre, la guerre pouvait recommencer, c'était presque certain. J'étaisdansla position du pauvre diable de la fable à qui le roi avait ordonné d'apprendre à lire à son âne sous peine de périr par la corde. Le brave homme avait accepté en demandant dix ans pour accomplir ce miracle, et comme on le blâmait, il avait répondu : — C'est bien le diable si dans dix ans le roi, l'Ane ou moi, nous ne sommes pas morts. i. iO OFFENBACH EN AMÉRIQUE Mais le philosophe avait dix ans devant lui pour accomplir ce miracle et je n'avais que six mois, le temps me semblait s'écouler avec une rapidité étrange. Un seul espoir nous soutenait, un espoir bien humain, bien prosaïque. D'après le traité, une somme considérable devait être versée dans la maison de banque de mon ami Bichofsheim, et j'avais voulu me persuader, pour convaincre les miens, que cette formalité ne serait pas rem- plie. Un jour, même, je'rencontrai l'un de ces hom- mes qui savent tout sans que l'on sache pour- quoi, et d'aussi loin qu'il m'aperçut il s'écria : — J'ai des nouvelles de là-bas; votre argent n'arrivera pas. Il me sembla que cet homme aimable me ré- veillait au milieu d'un affreux cauchemar. Au lien d'entrer au cercle, je dis au cocher de reve- nir à la maison, et le brave serviteur se mit à brû- AVANT LE DÉPART li 1er le pavé, comprenant que j'apportais au foyer une bonne nouvelle. En effet, je n'eus pas plutôt fait part de l'in- discrétion que tous les fronts se déridèrent et une gaîté folle s'empara du logis. Elle ne devait pas durer longtemps. Au terme fixé les fonds fu- rent versés, et cette gaîté passagère ne fit qu'ac- centuer davantage la tristesse douloureuse de la séparation. LA TRAVERSEE Le moment était venu. Moment doulou- reux pour un homme qui a toujours vécu en Europe que celui où il va s'engager dans une longue route vers un pays lointain 1 Aussi ce ne fut pas sans quelques hésitations morales que je me décidai à faire le voyage que l'on me demandait. Je partis de Paris le 21 avril. Mes deux gen- dres, Charles Comte et Achille Tournai, mes deux beaux-frères, Robert et Gaston Mitchel, et quelques amis parmi lesquels Albert Volfï, Mendel — et mon fils — vinrent m'accompa- gner jusqu'au Havre. J'étais extrêmement ému en m'embarquant le lendemain. J'avais pensé 14 OFFENBACH EN AMÉRIQUE rendre la séparation moins dure en empêchant ma femme et mes filles de quitter Paris; mais à ce moment combien je les regrettais! Le navire partit et lorsqu'en frôlant la jetée il me laissa pour la dernière fois voir mon fils de près, j'éprouvai une douleur poignante. Tandis que le navire s'éloignait, mes regards restaient attachés sur ce petit groupe au milieu duquel se trouvait mon cher enfant. Je l'aperçus très-longtemps. Le soleil faisait reluire les bou- tons de son habit de collégien et désignait net- tement à mes yeux l'endroit qu'eût deviné mon cœur... Me voilà sur Je Canada, un beau navire, tout battant neuf. Il a quitté le quai à huit heures du matin et nous sommes déjà loin de la côte. Le bâtiment marche bien. — Gomme moi, il fait son premier voyage en Amérique. Habitué aux premières représentations, je ne crains pas d'as- sister à ses débuts. LA TRAVERSÉE 15 Laissez-moi maintenant vous présenter quel- ques personnes de l'équipage. A tout seigneur, tout honneur. Le commandant M. Frangeul, un vrai marin, excellent homme, charmant causeur qui prend à tâche, par son esprit, de faire pa- raître la traversée moins longue à ses passagers. M. Betsellère, commissaire du bord, a déjà eu le bonheur de faire naufrage. Il était sur la Gironde quand ce bâtiment heurta la Louisiane et fut coulé. Il fut sauvé miraculeusement, aussi M. Bet- sellère ne s'effraie plus de rien. « Il en a vu bien d'autres. » Un tout jeune docteur, M. Flamant, faisait également la traversée pour la première fois. Pauvre docteur! la médecine n'a pas prévalu contre le mal de mer. Gomme dès la deuxième journée il ne paraissait plus à table, je me faisais un malin plaisir de faire prendre de ses nouvelles chaque matin. 16 OFFENBACH EN AMÉRIQUE Parmi les passagers, il y avait d'abord made- moiselle Aimée qui venait de faire une saison triomphale en Russie; Boulard, que j'emmenais avec moi comme chef d'orchestre et qui emme- nait avec lui sa jeune femme; M. Bacquero, un charmant Américain qui, très-décidé à me présen- ter à ses compatriotes, était, comme on l'a vu, arrivé par la force du dollar à me faire faire cette petite tournée artistique. Arigotli,un fort té- nor, élève du Conservatoire de Paris, qui, ayant perdu sa voix avait heureusement trouvé une position comme secrétaire de M. Bacquero — jouant facilement du piano et se liant plus faci- lement encore. Deux jolies Philadelphiennes, quelques négociants allant pour l'exposition et quelques exposants allant négocier; puis, pour finir, quelques voyageurs sans importance. Je ne puis pas mieux résumer la traversée qu'en transcrivant les quelques lignes que j'é- crivis à ma femme en débarquant. LA TRAVERSÉE 17 «Les deux premières journées se sont très-bien passées. Le temps était superbe. J'ai admirable- ment dormi le samedi pendant l'escale de Ply- mouth. Je m'étais très-bien habitué au berce- ment du navire, si bien habitué que, dans la nuit du dimanche, le navire ayant tout à coup stoppé, je me réveillai en sursaut. N'ayant pas une grande expérience des traversées, je craignais que cet arrêt brusque ne fût le résultat d'un accident, je sautai en bas de ma couchette, je m'habillai en deux temps, et je montai sur le pont. C'était une fausse alerte. Le navire avai déjà repris sa marche, mais mon sommeil avaii disparu et ma confiance avec. Je me recoucha tout habillé, craignant à chaque instant un acci dent, car tous les quarts d'heure le bateau s'ar rêtait; son hélice ne fonctionnait plus régulière ment. » Gomme si ce n'était pas assez, l'orage se char- gea de compliquer la situation. Pendant trois 18 OFFENBACH EN AMÉRIQUE jours et quatre nuits nous fûmes horriblement ballottés. Le roulis et le tangage étaient épou- vantables. A l'intérieur du bateau tout ce qui n'était pas solidement attaché se brisait; on ne pouvait se tenir debout ni assis. » Le lundi, je ne voulus plus rester dans ma cabine. On me fit un lit dans le salon. Le com- mandant et tout le personnel furent admirables de bonté pour moi et me tinrent compagnie une partie de la nuit cherchant par tous les moyens possibles à me rassurer. — C'est superbe, me disait le commandant, le navire s'enfonce dans les vagues pour ressortir superbe au bout d'une minute. Vous devriez monter voir ça 1 — Mon cher capitaine, lui répondis-je, comme spectateur, voir une tempête de loin ça doit être épouvantablement intéressant; mais j'avoue que comme acteur jouant un rôle dans la pièce, je trouve que c'est d'une gaieté plus que modérée. LA TRAVERSÉE 19 » Unirait caractéristique d'une jeune Améri- caine qui était à bord avec sa sœur : au plus fort de la tempête, au moment où plus d'un faisait tout bas sa prière et recommandait son âme à Dieu (je n'étais pas le dernier, je vous assure), la petite Américaine dit à sa sœur : — « Ma sœur, vous devriez bien tâcher de des- cendre et me chercher mon joli petit chapeau : je voudrais mourir dans tout mon éclat ! — Nous faudra-t-il aussi vous monter vos gants? reprit tranquillement la plus jeune » » Avant d'entrer dans le port, le Canada Siccosie les deux petites îles, dites delà quarantaine, où l'onfait la police sanitaire et les visitesdedouane. » Quand un navire a des malades à bord, on les débarque dans la première de ces îles, et quand leur convalescence commence, on les transporte dans l'autre. » Autrefois ces deux îlesn'existaientpas. C'était à Long-Island que les steamers attendaient les 20 OFFENBACH EN AMÉRIQUE douaniers et les médecins; les douaniers étaient absolument indifférents aux habitants de cette localité, mais les médecins les ennuyaient pro- fondément à cause des malades. Ils trouvaient désagréable cette importation incessante de pesti- férés qu'on leur envoyait des quatre parties du monde. Ils finirent par déclarer que dorénavant ils ne voulaient plus que Long-Island servît d'hôpital et que, dussent-ils tirer sur les bâtiments, ils ne les laisseraient plus débarquer leurs malades chez eux. — Mais où voulez-vous quenous les mettions? leur demanda le gouverneur de l'État de New- York. — Mettez-les dans l'île d'en face, il y a assez longtemps que nous en avons la charge : c'est au tour de Staten-Island maintenant. i>Le gouverneur trouva assez juste cette réclama- tion appuyée de coups de fusils et donna ordre de transporter la quarantaine dans la susdite île. LA TRAVERSÉE 21 D Les habitants de Staten - Island ne se contentèrent pas de menacer; ils se révoltèrent et brûlèrent tout simplement les premiers bâti- ments qui abordèrent avec ou sans pestiférés. » L'autorité fut embarrassée. Mais on ne reste jamais longtemps embarrassé en Amé- rique . Le conseil se réunit et décida que puisque les deux îles habitées ne voulaient sous aucun prétexte recevoir les malades, on en construirait deux autres où il n'y aurait pas d'habitants. Au bout de très-peu de temps, les deux îles que nous voyons sortirent de ^ mer comme par enchantement. )) Toute l'Amérique est dans ce tour de force. » On nous attendait la veille, une promenade en mer avait été organisée pour venir au-devant de moi. Les bateaux pavoises ornés de lanternes vénitiennes, portant des journalistes,des curieux, une bande militaire de soixante à quatre-vingts musiciens, m'attendait à Sandy-Hoock. Mais 22 OFFENBAGH EN AMÉRIQUE comme nous n'arrivions pas, le bateau s'a- vançait davantage, espérant nous rencontrer ; on était joyeux à bord, on chantait, on riait, la musique jouait nos plus jolis airs; mais à me- sure qu'on avançait, le mal de mer avançait aussi, les musiciens n'étaient pas les derniers à en ressentir les effets, ce qui fit, comme dans la symphonie comique d'Haydn où les musiciens disparaissent les uns après les autres, en étei- gnant les lumières. Les nôtres n'avaient rien à éteindre,mais au lie« de rendre des sons, les uns après ^les autres rendaient... l'âme dans la mer )) Nous fûmes bientôt accostés par un autre ba- teau qui amenait les principaux reporters des journaux de New-York. Vous comprenez que j'ai fait tout au monde pour ne pas êtve bete tout à fait. Deux heures après nous sommes arrivés à New- York; nous étions déjà très-bons amis... » Le soir, en revenant du théâtre — dès le Lk TRAVERSÉE 23 premier jour j'ai visité deux théâtres, — ^jevois la foule assemblée devant mon hôtel. De la lumière électrique partout, on se serait cru en plein jour. Au-dessus du balcon de l'hôtel était écrit en grosses lettres : Welcome Offenbach. Un orchestre d'une soixantaine de musiciens me donnait une sérénade. On jouait Orphée, la Grande-Duchesse. Je n'ose pas vous dire les ap- plaudissements, les cris de vive Offenbach! J'ai été forcé de paraître au balcon, tout comme Gambetta, et là j'ai crié un formidable Thank you sir, formule polie et qu'on n'accusera pas d'être subversive. )) Samedi j'ai été invité à un dîner donné en mon honneur par Lotos Club, un des premiers d'ici; des hommes de lettres, des artistes, des négociants, des banquiers, beaucoup de journa- listes de toutes nuances. Je vous envoie le menu du dîner... — Je savais, ai-je répondu aux toasts,que depuis 24 OFFENBACH EN AMÉRIQUE longtemps j'étais sympathique aux Américains comme compositeur, et j'espérais que, lorsque j'aurais l'honneur de leur être plus connu, je leur serais aussi sympathique comme homme. Je porte, ai-je ajouté, un toast aux États-Unis, mais non pas aux États-Unis, tout sec. Les arts et les peuples étant frères : je porte un toast aux États... Unis à l'Europe. » Ce speech que l'émotion seule pourrait faire pardonner a été applaudi à outrance. » Hier lundi, j'ai été invité au club de la presse, rien que des journalistes, des hommes charmants, spirituels tous — la plupart parlant très-bien le français — beaucoup d'entre eux ont fait un séjour plus ou moins long en France. » Beaucoup de speeches à mon adresse; j'ai répondu le mieux que j'ai pu. » NEW-YORK LE JARDIN GILMORE Me voici à New- York. L'hôtel de la cinquième avenue où je suis descendu mériterait bien quelques mots de des- cription. On n'a aucune idée en Europe de ce genre d'établissement^L'on a tout sous la main. On trouve attenant à chaque chambre un ca- binet de toilette, un bain, et un endroit mysté- rieux que les initiales W. G. désigneront suffi- samment. Le rez-de-chaussée de l'hôtel est un immense bazar, une ville marchande où tous les corps de métiers sont représentés. Il y a le coiffeur de l'hôtel, le chapelier de l'hôtel, le 2(i OFFEiNBACH EN AMÉRIQUE tailleur de l'hôtel, le pharmacien de l'hôtel, le libraire de l'hôtel, même le décrotteur de l'hôtel. On peut entrer dans un hôtel aussi peu vêtu qu'Adam avant la pomme, aussi chevelu qu'Absa- lon avant l'arbre, et en sortir aussi respectable que le fameux comte d'Orsay de fashionable mémoire. On trouve tout dans la cinquième avenue hôtel, tout; excepté pourtant un polyglotte. Le polyglotte fait complètement défaut. Parmi les deux cents garçons qui font le service de ce gi- gantesque établissement, on en chercherait vai- nement un qui parlât français. C'est bien peu commode pour ceux qui ne savent pas l'an- glais. Mais en revanche, que d'agréments. Pour vingt dollars, vous avez une chambre à coucher et un salon avec les accessoires que je viens d'énumérer, et le droit de manger toute la journée. De huit à onze heures, on déjeune, de midi à trois heures, on lunche, de cinq à sept, on dine et de huit à onze* heures du soir, on NEW-YORK, LE JARDIN GILMORE 27 prend le thé. Pour prendre vos repas, vous trou- vez au premier une salle commune. A peine apparaissez-vous à l'entrée de cette immense galerie où cinquante tables s'alignent méthodi- quement, qu'un grand gaillard de maître d'hôtel vient à vous et vous désigne la table où vous devez vous asseoir. N'essayez pas de résister, n'ayez pas de fantaisies, de préférences pour un coin plutôt que pour un autre, il faut céder, c'est la règle. Le maître d'hôtel est le maître de l'hôtel. Il fera asseoir à côté de vous qui bon lui sem- blera et vous n'avez rien à dire. Donc vous prenez place. Le garçon ne vous demande pas ce que vous voulez. Il commence par vous apporter un grand verre d'eau glacée; car il y a une chose digne de remarque en Amé- rique, c'est que sur les cinquante tables qui sont dans la salle il n'y en a pas une où l'on boive autre chose que de l'eau glacée ; si par hasard vous voyez du vin ou de la bière devant un con- 28 OFFENBACH EN AMÉRIQUE vive, VOUS pouvez être sûr que c'est un euro- péen. Après le verre d'eau, le garçon vous présente la liste des quatre-vingts plats du jour. — Je n'exagère pas. — Vous faites votre menu en en choisissant trois ou quatre, et — c'est ici le côté comique de la chose — tout ce que vous avez commandé vous est apporté à la fois. Si par malheur vous avez oublié de désigner le légume que vous désirez manger, on vous apportera les quinze légumes inscrits sur la carte, tout en- semble. De telle sorte que vous vous trouvez subitement flanqué de trente assiettes, potage, poisson, viande, innombrables légumes, confi- tures, sans compter l'arrière-garde des desserts qui se composent toujours d'une dizaine de va- riétés. Tout cela rangé en bataille devant vous, défiant votre estomac. La première fois, cela vous donne le vertige et vous enlève toute espèce d'appétit. NEW-YORK, LE JARDIN GILMORE W Je n'en dirai pas davantage pour le moment sur les hôtels américains, me réservant d'en faire plus loin une description détaillée. D'ailleurs, tout frais débarqué, je n'ai pas le loisir d'ob- server beaucoup. Je déjeune vivement, car je n'ai qu'une idée, qu'un désir, c'est de voir le fameux jardin couvert dans lequel , comme dirait Bilboquet, j'allais exercer mes talents. Je cours donc au jardin Gilmore. Figurez-vous un vaste jardin'couvert. Encadrée dans un massif de plantes tropicales, se dresse une estrade réservée pour un orchestre de cent à cent vingt musiciens. Tout autour, des gazons, des fleurs, des plates-bandes à travers lesquels le public peut circuler librement. Juste en face de l'entrée, une grande cascade est chargée de remplir les intermèdes. Elle imite le Niagara pendant les entr'actes. Les coins du jardin sont occupés par des petits chalets qui peuvent con- tenir chacun sept à huit personnes et qui rem- 2. 30 OFFENBACH EN AMÉRIQUE placent très-avantageusement les loges de théâ- tre. Une grande galerie avec des loges ordinaires et des sièges qui s'ètagent en gradins permet à ceux qui aiment à voir et à entendre d'un en- droit èlevè de satisfaire leur goût. L'ensemble du jardin rappelle un peu l'an- cien jardin d'Hiver, qui eut jadis une si grande vogue aux Champs-Elysées. La salle peut contenir de huit à neuf mille personnes. Il faut ajouter qu'elle est brillam- ment éclairée. Des verres de couleurs y forment des arcs-en-ciel du plus pittoresque effet. Très-enchanté de ma salle, je demandai à M. Gran, le directeur, quelques détails sur l'or- chestre que je devais conduire. Il me répondit : — Nous avons engagé les cent dix musiciens que vous avez demandés, et je puis vous assurer que ce sont les meilleurs de New-York. Je vis bientôt qu'il ne m'avait pas trompé. NEW-YORK, LE JARDIN GILMORE 3\ J'ai eu le rare bonheur d'être sympathique à mon orchestre, dès le début. Et voici com- ment. Les musiciens ont ici une vaste et puissante organisation. Ils ont constitué une société hors de laquelle il n'y a pas de salut. Tout individu qui désire faire partie d'un orchestre, doit avant tout se faire recevoir membre de la société. Il n'y a d'exception pour personne. Depuis le chef d'orchestre jusqu'au timbalier inclusivement, tous doivent en faire partie. J'avais été prévenu de cet état de choses par Boulard, qui avait déjà dirigé une ou deux ré- pétitions et qui, lui, avait été forcé de se mettre dans l'association pour pouvoir conduire. Dès mon entrée dans la salle, les musiciens me font une ovation. Je les remercie en quel- ques paroles. Nous commençons la répétition par l'ouver- ture de Vert-Vert. A peine avais-je fait jouer 32 OFFENBACH EN AMÉRIQUE seize mesures que j'arrête l'orchestre et m' adres- sant aux musiciens : — Pardon, messieurs, leur dis-je. Nous com- mençons à peine et déjà vous manquez à votre devoir I Stupéfaction générale. — Gomment 1 je ne fais pas partie de votre association, je ne suis pas des vôtres et vous souffrez que je conduise ? Là dessus. grande hilarité. Je laissai les rieurs se calmer et j'ajoutai, très-sérieusement alors : — Puisque vous n'avez pas cru devoir m'en parler, c'est moi qui vous prie de me recevoir dans votre société. On proteste. .J'insiste en disant que j'approuvais absolu- ment leur institution et que je considérerais comme un honneur d'en faire partie. Des applaudissements prolongés accueillirent l'expression de ce désir. NEW-YORK, LE JARDIN GILMORE 33 J'avais conquis mon orchestre. Désormais nous étions tous de la môme famille et la plus parfaite harmonie ne cessa de régner dans tous nos rapports. Du reste, je me plais à le con- stater, l'orchestre était composé d'une façon su- périeure. Pour chacune de mes œuvres deux ré- pétitions suffirent toujours pour assurer une brillante interprétation. LA MAISON. LA RUE, LES CARS Je ne restai pas longtemps dans cet hôtel de la cinquième avenue où l'on mange tant et où l'on parle si peu français. Au bout de trois ou quatre jours, j'allai habiter une maison parti- V culière dans Madison Square. Là encore je pus ;; voir jusqu'à quel point on pousse le confortable en Amérique. Non-seulement on a chez soi des t calorifères pour tous les appartements, le gaz l dans toutes les pièces, l'eau chaude et Teau froide en tout temps; mais encore dans une I pièce du rez-de-chaussée sont rangés symétri- 36 OFFENBACH EN AMÉRIQUE quement trois jolis petits boutons d'une grande importance. Ces trois boutons représentent pour l'habitant trois forces considérables : la protection de la loi, le secours en cas d'accident, les services d'un auxiliaire. Tout cela en trois boutons? Certainement, et il n'y a aucune magie dans cette affaire. Les trois boulons sont électriques. Vous ap- puyez sur le premier, et un commissionnaire apparaît pour prendre vos ordres. Vous touchez le second, un policeman se présente à votre [lorte et vient se mettre à votre disposition. Le troisième bouton vous permet enfin de donner l'alarme en cas d'incendie et d'amener en ({uelques instants autour de votre maison une brigade de pompiers. Ce n'est pas tout. Outre ces trois boutons, vous pouvez encore. si bon vous semble, avoir dans votre cabinet de LA MAISON, LA RUE, LES GARS 37 travail ce qui se trouve dans tous les hôtels, dans les cafés, dans les restaurants, voire même chez les débitants de boissons et de tabac, c'est- à-dire le télégraphe. Quand vous en manifestez le désir, on installe chez vous un petit appareil qui fonctionne du matin au soir et du soir au matin et qui vous donne toutes les nouvelles des deux mondes. Un ruban de papier continu se déroulant dans un panier d'osier vous per- met de lire les dernières dépêches de Paris, de la guerre en Orient aussi bien que celles des élections de Cincinnati et de Saint-Louis. A toute heure vous avez la hausse et la baisse de tous pays, vous savez à la minute si vous avez fait fortune ou si vous avez sauté. Si les intérieurs new-yorkois sont extrême- ment pratiques, la ville elle-même est orga- nisée d'une façon merveilleuse. Les Américains n'ont pas l'habitude de don- ner comme nous à leurs rues les noms des per- 3 38 OFFENBACU EN AMÉRIl}UE sonnages qui gouvernent ni de changer ces dénominations toutes les fois qu'un gouverne- ment disparaît. Notre usage serait trop peu commode pour cette République qui change de président tous les quatre ans. Au bout de vingt ans une rue aurait porté plus de noms que leplus nommé de tous les hidalgosdeCastille. Pour éviter les inconvénients qu'entraîne- rait notre système, les Américains ont préféré désigner leurs rues et leurs avenues par des numéros. Première avenue, deuxième ave- nue. Gela n'a rien de politique et ne change jamais. Dans les squares.^ qui sont magnifiques, on voit très-peu de statues. Washington en a une, assez modeste. Quel contraste avec la France où tout le monde est plus ou moins sculpté dans le marbre ou coulé en bronze, ce qui fait que notre pays commence à ressembler à un immense LA MAISON, LA RUE, LES GARS. 39 musée d'hommes en redingotes, le musée de la Belle-Jardinière I Passe encore pour les dieux et les déesses de l'antiquité; eux au moins ont un certain carac- tère et ne manquent pas de fantaisie; mais puisque nous voulons à toute force avoir des statues femmes, ne serait-il pas temps de négli- ger un peu les messieurs et de penser un peu plus à ces dames dont les toilettes se prêteraient beaucoup mieux que les nôtres à l'art plastique. De ma fenêtre, je découvre, dans Madison Square, un détail curieux et charmant. Dans les arbres, sur les branches supérieures, on a placé des petites maisonnettes à demi cachées sous les feuilles. C'est pour loger les moineaux apportés d'Europe. Les petits oiseaux dépaysés sont l'objet d'attentions de toute sorte. La loi les protège. Il est défendu d'y toucher. On les res- pecte comme les pigeons de Saint-Marc. La plupart des rues sont littéralement abîmées iO OFFENBACH EN AMÉRIQUE par les rails qui les traversent en tous sens. Ce réseau de fer marque l'itinéraire des tramways auxquels on donne ici le nom de cars. Le car américain ne ressemble en rien à nos voitures parisiennes, ni même aux omnibus que les Parisiens appellent américains. D'abord le nombre des voyageurs n'est pas limité. Tous les sièges de la voiture ont beau être occupés, il y a toujours de la place. Les derniers venus se tiennent debout, accrochés à des courroies qui pendent dans l'intérieur du véhicule. Ils s'en- tassent sur la plate-forme. Ils se hissent sur le dos du conducteur au besoin. Tant qu'il y a une saillie libre, un genou vacant, un marchepied inoccupé, le conducteur n'annonce pas que la voilure est complète. Un car qui n'est construit que pour vingt-quatre personnes, arrive à en transporter trois fois autant d'un bout de la ville à l'autre et pour la modique somme de cinq cents. LA MAISON, LA RUE, LES CARS 41 J'ai parlé des nombreux rails qui zèbrent les rues. Les Américains qui sont malins, ont trouvé le moyen de les utiliser pour leur compte. Ils se sont fait faire des voitures dont les roues s'a- daptent exactement aux rainures du rail. De la sorte, ils vont plus vile et fatiguent moins leur attelage. Jls ne quittent guère la voie ferrée que pour prendre le devant sur les lourds véhicules des compagnies. Quelquefois les cars arrivent à toute vitesse derrière eux avant qu'ils n'aient le temps de se déranger. Mais une bousculade de ce genre est bien vite réparée. Les chevaux abattus se relè- vent. Le cocher se recale sur son siège sans se plaindre et se remet sur les rails aussitôt le car passé. Les omnibus qui ne vont pas sur des rails n'ont pas de conducteur pour recevoir l'argent. Le voyageur paie lui-même sa place à la compa- gnie, sans se servir d'intermédiaire. En montant, 42 OFFENBACH EN AMÉRIQUE il met dans une petite boîte placée à cet effet le prix de son parcours. Je demandai à un Américain si la compagnie ne perdait pas beaucoup d'argent avec ce sys- tème. — Gela lui coûterait plus cher, me répondit- il d'entretenir un conducteur et quelqu'un pour le surveiller. Elle perd moins à s'en rapporter à l'honnêteté de ses clients. Le côté pratique des Américains se trahit dans les plus petits détails, la petite boîte caissière dont je viens de parler a deux usages. Dans la journée, elle perçoit les cents. Le soir, elle s'il- lumine et devient lanterne. Je n'ai pas fini avec les voitures. La plupart sont surmontées de gigantesques parasols qui servent à deux fins, d'abord à garantir le cocher de la chaleur qui est terrible, ensuite à inscrire des annonces. On m'a assuré que tous les huit jours ce parasol monstre était changé aux LA MAISON, LA RUE, LES CARS 43 frais de celui qui bénéticiait de la réclame. Le succès des cars, qui passent de minute en minute, est considérable. Ce genre de locomotion est tout à fait entré dans les habitudes améri- caines. Tout le monde s'en sert, même les fem- mes et les hommes les plus distingués. Et ils ont, ma foi, bien raison, car les voitures de place à un ou deux chevaux, sont hors de prix. Elles sont confortables, c'est évident; elles sont bien entretenues, cela est encore vrai; mais il est dur néanmoins de payer un dollar et demi pour faire une course dans une voiture à un cheval. Celles qui ont deux chevaux coûtent deux dollars. Sept francs cinquante et dix francs ! Et si vous avez le malheur de ne pas fixer le prix d'avance, pour une simple promenade au Cen- tral Park, on exigera que vous donniez sept dollars, trente-cinq francs pour une promenade de deux heures I Si \ê grand nombre de cars et d'omnibus qui 44 OFFENBACH EN AMÉRIQUE circulent dans les rues de New-York offre d'incontestables avantages, il présente des dangers sérieux pour les piétons. Aussi a-t-on établi, aux endroits les plus passants, des tra- versées en dalles. Un policeman est spéciale- ment chargé de veiller sur ce point à ce que les passants ne soient pas écrasés. Il faut le voir s'acquitter de sa besogne, prendre très-paternel- lement par la main une dame et un enfant, et les conduire du côté opposé de la rue en arrê- tant toutes les voitures sur le passage. Cette précaution est très-goûtée par les Américaines qui font des détours considérables pour se faire piloter par l'agent de la force publique. On m'a expliqué que, si on avait le bonheur de se faire écraser sur les dalles de traversée, on aurait droit à une forte indemnité, mais que si par jmalheur cette aventure vous arrivait au moment où vous êtes sur le pavé, même tout à côté des dalles, non-seulement vous n'auriez droit LA MAISON, LA RUE, LES CARS 45 à aucune indemnité mais encore le propriétaire de la voiture pourrait exiger de vous des domma- ges-intérêts pour l'avoir retardé dans sa marche. LES THÉÂTRES DE NEW-YORK Un de mes premiers soins en arrivant à New- York a été de parcourir les théâtres encore ouverts. Les principaux théâtres de la ville sont ad- mirablement bien installés. Tous bâtis sur le même modèle, ils ont la forme d'un vaste am- phithéâtre, offrant une longue suite de gradins superposés. Il n'y a que huit loges dans chacun d'eux : quatre loges d'avant-scène à droite, quatre loges d'avant-scène à gauche. Encore ces loges sont-elles délaissées. La plupart du temps, on les trouve vides, même quand le reste de la 48 OFFENBACH EN AMÉRIQUE salle est comble. La meilleure société préfère les fauteuils d'orchestre et de première galerie. Gomme il y a très-peu de directeurs ayant une situation fixe, les théâtres sont loués pour une saison, pour un mois et même pour une semaine. Un directeur a le droit de faire trois ou quatrefois faillite; il n'est pas déconsidéré pour si peu. Plus il fait de plongeons, plus il revient sur l'eau. On m'a montré un directeur honoré de six ou sept faillites en me disant : — Il est joliment habile celui-là. L'hiver pro- chain, il produira une troupe superbe. — Mais comment fait-il pour trouver de l'ar- gent? demandai-je. — Ce sont les personnes à qui il doit qui lui en prêtent dans l'espoir qu'il fera de bonnes affaires un jour et qu'elles retrouveront tout ce qu'elles ont perdu. LES THEATRES DE NEW-YORK 49 L'Académie de musique est le théâtre où l'on joue le grand opéra. Je n'ai pu le voir, parce qu'en huit mois, il n'a joué que pendant soixante jours. Il a eu quatre semaines de vogue quand Tielgens a paru dans la Norma. Puis Strakoch est arrivé avec la Bellocca qui n'a pas eu grand succès, malgré les réclames étourdissantes qui l'avaient précédée. Les périodes les plus brillantes de ce théâtre ont été celles du passage de Nillsson, de la Lucca, de Morel, de Gapoul et de Gamposini. A Booth's theater^ on joue la tragédie, la co- médie ou l'opéra, selon la fantaisie du directeur qui loue la salle. J'y ai vu représenter Henri V par un artiste qui ne manque pas de mérite, M. Regnold. La mise en scène était très- belle. Huit jours après, on donnait sur la même scène VÉtoile du Nord avec miss Kellog, canta- trice anglaise, qui flotte entre trente-deux et 50 OFFENBACH EN AMÉRIQUE trente- quatre ans et qui a une fort belle voix. L'opéra de Meyerbeer n'ayant pas été suffisam- ment répété, manquait absolument d'ensemble dans le finale du second acte surtout. Les choeurs, et l'orchestre couraient les uns après les autres. Course inutile. Ils n'ont jamais pu se rejoindre. On croyait assister à une œuvre médiocre de Wagner. Par exemple, ce qui ne manquait pas de gaîté, c'était de voir, aux fauteuils d'orchestre, confondus parmi les spectateurs , quelques trombones et quelques bassons qui poussaient une note de temps à autre. J'avoue que cela m'intriguait. Quels étaient ces musiciens? Fal- lait-il voir en eux des amateurs, des trombones de bonne volonté qui venaient sans invitation donner du renfort à l'orchestre? Mon incertitude ne fut pas longue. Un coup d*œil me suffit pour découvrir la cause de cette anomalie. L'emplace- ment réservé aux exécutants n'ayant pas été LES THÉÂTRES DE NEW-YORK 51 suffisamment agrandi, on avait dû reléguer les cuivres au delà de la balustrade. A VUnion Square theater,]'dd vu Ferreol repré- senté en anglais par une très-bonne troupe d'ensemble. J'ai assisté à une représentation de Conscience, une pièce très-habilement faite par deux jeunes auteurs américains, MM. Lancaster et Majuns. C'est là encore, m'a-t-on dit, que Rose Michel fut joué avec un immense succès. Le soir oii j'ai été à Wallack's TA^a^er, l'affiche annonçait la quatre centième réprésentation d'une pièce intitulée The Mighty Dollar d, le Puissant Dollar. Les principaux rôles étaient tenus par deux artistes hors ligne , M. et madame Florence. L'un m'a rappelé notre ex- cellent Geoffroy, et l'autre notre sémillante Alphonsine. Ce couple d'artistes qui joue depuis plus de vingt ans ensemble est des plus aimés en Amérique. Quant aux autres acteurs ils m'ont frappé par l'ensemble parfait de leur 52 OFFENBÂCH EN AMÉRIQUE jeu. J'ai remarqué surtout une charmante in- génue qui a dix-sept ans à peine, qui se nomme miss Baker et qui tient son emploi de jeune première d'une façon très-remarquable. Je n'ai pas oublié non plus une excellente jeune personne miss Cummins. Le Wallack'sTheater est àmgé^àr M. d'Entsch, un des plus jeunes et des plus habiles impres- sarii de New-York. Pour donner une idée de ce que c'est qu'un directeur américain, M. d'Entsch a réengagé M. et madame Florence pour quatre cents nuits. Il doit parcourir avec ces artistes toutes les principales -villes de l'U- nion de New- York à San-Francisco, en jouant toujours la même pièce, le Mighty dollar d. Impossible de voir le Lyceiim Theater^ fermé pour la saison d'été. C'est dans ce théâtre que Fechter a eu tant de succès dans la Dame aux Camélias et dans plusieurs autres pièces. On y a joué aussi des drames avec chœurs et orchestre. LES THEATRES DE NEW-YORK o3 C'est au Lyceum Theater que pour la pre- mière fois on mit l'orchestre hors de la vue du public, tentative que Wagner renouvelle en ce moment à Bayreuth. On a bien vite trouvé les inconvénients de cette innovation. D'abord l'acoustique était très-mauvaise; puis les mu- siciens, entassés dans un bas-fond et ayant trop chaud, se rafraîchissaient comme ils pouvaient. Le premier soir, ce fut un violon qui défit sa cravate et qui déboutonna son gilet. Le lende- main, les altos ôtaient leurs jaquettes et jouaient en manches de chemise. Huit jours après, tous les exécutants se mettaient complètement à leur aise. Un soir, le public vit tout à coup sortir des dessous du théâtre un léger nuage de fumée. Il y eut une véritable panique. C'étaient les musiciens qui fumaient! Cette alerte suffît pour que l'on se débarrassât non pas des musiciens, mais de cette ridicule 54 OFFENBACH EN AMÉRIQUE invention. Les exécutants remirent bravement leurs habits et reprirent leur place dans la salle. Un autre théâtre que je n'ai pu voir, c'est le grand Opéra-House. fermé comme le précédent. Opéra-House a été construit par le fameux Fisk, assassiné comme on sait par son ami Stokes. Ce Fisk était une des physionomies les plus originales et les plus marquantes de New-York. Parti de très-bas, il vendait dans sa jeunesse de la petite mercerie et de la pommade. Il est devenu non-seulement directeur du plus grand théâtre de New- York; mais aussi vice- président d'un chemin de fer, commodore d'une ligne de steamers et colonel d'un régiment. Il avait de l'audace et de l'énergie dans ses entreprises et beaucoup d'originalité dans sa façon de faire. Toute personne qui voulait être employée dans le chemin de fer qu'il dirigeait devait préalablement s'enrôler dans le régiment LES THEATRES DE NEW-YORK 55 qu'il commandait. Il s'était composé de cette façon un des plus beaux régiments de New-York. Parfois il lui prenait fantaisie de réunir tous ses soldats et de les faire galamment défiler sous les yeux de quelque belle dame. Ce jour-là le chemin de fer faisait relâche et les stations étaient fermées sur toute la ligne. Le somptueux colonel avait des équipages et des chevaux magnifiques. Il ne sortait jamais que dans une grande et belle voiture décou- verte attelée de huit chevaux. Il y a une histoire d'amour qui explique sa mort tragique ; le grand impressario- fut la victime d'un drame intime, et une double vengeance décida de son sort. Du reste, voici les faits : Fisk devint éperdument amoureux d'une belle Américaine à laquelle il fît une cour insensée. Spectacles prodigieux donnés en son honneur, défilés du fameux régiment, relâches successives 56 OFFENBAGH EN AMÉRIQUE de son chemin de fer, il mit tout en œuvre pour réussir, et naturellement il réussit. Naturelle- ment aussi, la première chose que fit Fisk fut de présenter sa maîtresse à son ami Stokes. Depuis le roi Candaule les amants ont toujours été les mêmes. Stokes avait une assez belle fortune; il trouva la belle à son goût et Fisk devint... le plus heureux des trois jusqu'au jour où un hasard lui fit découvrir la trahison de son ami. Je ne sais si son premier mouvement fut de porter la main à son revolver; mais je sais que la réflexion lui fit abandonner cette solution comme insuffisante. Il avait trouvé mieux. Sans témoigner en aucune façon à son ami Stokes la haine qu'il lui portail, il parut s'atta- cher davantage à lui. Il le fit entrer dans cer- taines affaires qu'il dirigeait, engager tout son avoir sur des valeurs qu'il soutenait, puis quand il l'eut bien enferré, il jeta du papier sur la I LES THEATRES DE NEW-YORK 57 place, encombra le marché, provoqua une baisse formidable à la suite de laquelle le bon ami Stokes fut complètement ruiné. Je pense que Fisk, satisfait de sa petite com- binaison, eut alors un entretien avec Stokes dans lequel il lui expliqua le pourquoi et le comment de sa ruine. Ce qu'il y a de certain, c'est que Stokes, qui ne comprenait probable- ment pas la plaisanterie, jura à son tour de se venger. Comme il avait moins d'esprit que son ennemi, il eut recours à un procédé vulgaire, mais sûr. Il attendit un jour que Fisk sortît de Central Hôtel où logait la belle Américaine, et il lui brûla tranquillement la cervelle. Si Fisk avait survécu , il aurait certainement fait faire avec ce sujet un beau drame pour son théâtre. Le dernier théâtre où je suis allé est le Fifth avenue Theater, une très-belle salle, où l'on jouait un gros drame, Pique, dont les situations 5S OFFENBAGH EN AMÉRIQUE avaient été pillées un peu partout. Le drame, bien entendu, est de M. Boucicault. Il y a encore à New-York deux théâtres allemands et un théâtre français, qui joue de temps à autre, quand il trouve Hin directeur. Gela arrive quelquefois. Je ne dois pas terminer ces notes sur les théâtres américains sans parler d'une petite salle où j'ai entendu les Minstrels. Là, il n'y a que des Nègres. Les artistes sont nègres, les chœurs sont nègres, les machinistes sont nègres, le directeur buraliste, le contrôleur, l'administrateur, ni homme ni femme, tous Moricauds. En arrivant au théâtre, j'aperçus un or- chestre, nègre, cela va sans dire, qui raclait des airs plus ou moins bizarres. Quelle ne fut pas ma surprise quand je vis que j'attirais l'atten- tion des musiciens. Tous ces messieurs noirs me montraient les uns aux autres. Je n'aurais LES THÉÂTRES DE NEW-YORK 59 jamais cru que j'étais connu de tant de nègres et cela ne laissait pas que de me flatter un peu. Le spectacle était assez drôle, ce qui fit que je restai. Quel fut mon étonnement lorsque, après l'entr'acte je rentrai dans la salle, de voir la même comédie se renouveler à mon égards, c'est-à-dire les musiciens me désigner les uns aux autres. Cette fois ils étaient blancs, tous blancs comme les fariniers dans la Boulangère. J'étais de plus en plus flatté, mais voyez ce que c'est que la gloire. J'appris que c'étaient les mêmes musiciens et que depuis le directeur jusqu'au dernier machiniste c'étaient de faux nègres, qui se barbouillaient et se débarbouil- laient la figure trois ou quatre fois par soir, selon les nécessités de la pièce. L'ART EN AMÉRIQUE L'étranger qui parcourt les États-Unis a mille occasions d'admirer. En Amérique plus que partout ailleurs, l'intelligence et le travail humain ont produit des merveilles. Il serait superflu de faire l'éloge de l'industrie si puis- samment organisée, si bien servie par des ma- chines dont la perfection et la force étonnent l'imagination. Il serait oiseux de rappeler les prodiges accomplis sur cette terre, qui, il y a à peine cent ans, était encore vierge, le réseau for- midable de chemins de fer et de télégraphes qui se développe chaque jour et enfin les progrès de 4 «2 OFFENBAGH EN AMÉRIQUE toute nature qui y rendent la vie matérielle si facile. Mais une réflexion attristante vient troubler le voyageur dans son admiration. Le spectacle de la situation actuelle de l'Amérique dénoie un manque d'équilibre dans l'emploi des forces humaines. La grande poussée qui a fait des États-Unis une nation si considérable a été di- rigée d'un seul côté. Elle a triomphé de la ma- tière ; mais elle a négligé de s'occuper de tout ce qui pouvait charmer l'esprit. L'Amérique est aujourd'hui comme un géant de cent coudées, qui aurait atteint la perfection physique, mais auquel il manquerait une chose : l'âme. Cette âme des peuples, c'est l'art, expression de la pensée dans ce qu'elle a de plus élevé. En lisant le chapitre consacré aux théâtres, on a déjà pu voir combien l'art dramatique était négligé aux États-Unis, et dans quelles condi- L'ART EN AMÉRIQUE 63 lions déplorables il se trouvait. Pour avoir de bons artistes, des troupes d'ensemble et des auteurs, il faut des institutions stables, un long entraînement sur place, une tradition qui se fait lentement. A New- York il n'y a ni opéra permanent, ni opéra-comique permanent, ni même un théâtre d'opérettes qui puisse être assuré de vivre deux ans. Il n'existe pas une scène pour les auteurs classiques ou moder- nes qui puisse offrir assez de garanties de durée pour devenir une école. Le théâtre vit, en Amérique, au jour le jour. Les directeurs et les troupes sont tous des nomades. La plupart des artistes sont des artistes de passage, em- pruntés au vieux monde, qui viennent faire une saison et qui partent. Ce que je dis pour l'art dramatique s'applique aussi bien aux autres arts. Ni la musique, ni la peinture, ni la sculpture ne se trouvent en Amérique dans des conditions convenables pour 64 OFFENBACH EN AMÉRIQUE se développer. Il y a pourtant des peintres, me dira-t-on, et des sculpteurs. Je ne le nie pas. J'en pourrais citer quelques-uns qui ont beau- coup de talent : Bierstadt, Stunt, Bail, Garlisli, Mismie, Ream et bien d'autres. Quelle est la lande oii l'on ne trouve pas une fleur? Je vois bien quelques fleurs, mais je ne vois pas de jardin . En d'autres termes, je vois bien quel- ques peintres ; mais je ne vois pas d'école en Amérique. Il importe à la gloire des États-Unis de re- médier à une lacune aussi considérable. Il faut- qu'un peuple si grand ait toutes les grandeurs, qu'il ajoute à sa force industrielle l'éclat et la gloire que les arts sont seuls capables de don- ner à une nation. Quels sont les moyens propres à développer les beaux-arts en Amérique? Si j'avais à répondre à cette question, je dirais aux Américains: L'ART EN AMÉRIQUE 65 — Vous avez chez vous tous les éléments nécessaires. Les hommes intelligents et bien doués, les tempéraments artistiques ne vous manquent pas. La preuve en est dans les tra- vaux de ces quelques Américains dont je citais les noms tout à l'heure, qui, sans culture, dans un milieu défavorable, sont arrivés à produire des œuvres. Vous avez l'argent, vous avez des amateurs distingués, des collectionneurs dont les galeries sont justement célèbres. Utilisez tous ces éléments et vous réussirez. L'État — c'est un principe admis chez vous . — ne devant pas intervenir dans cette réforme par des subventions, c'est à vous de vous orga- niser. En Europe l'État ne subventionne que quelques grandes scènes de capitales. Ce sont les municipalitésquisubventionnentdans les plus pe- tites villes les entreprises théâtrales, les musées. Les conseils municipaux font beaucoup pour les arts dans notre pays. Ils s'occupent non^seule- 4. 66 OFFENBACH EN AMÉRIQUE ments de théâtres et des musées; mais ils en- tretiennent souvent dans les conservatoires et les académies des jeunes gens qui montrent des dispositions artistiques. Imitez cet exemple, et si les conseils municipaux ne veulent pas vous aider, créez de grandes sociétés protectrices des arts, et des sociétés correspondantes dans tous les grands centres. Réunissez des capitaux. Gela vous sera facile, et que l'initiative privée joue chez vous le rôle protecteur que les gouverne- ments jouent en Europe. Pour relever l'art dramatique, subventionnez des théâtres : ayez des directeurs stables, assurés contre la faillite ; il vous faut deux scènes de musique et une scène pour les œuvres littéraires. Il vous faut surtout un conservatoire où vous formerez des élèves excellents si vous composez le corps enseignant comme il convient, c'est-à- dire en appelant et en retenant chez vous les artistes de mérite d'Europe. Le jour où vous L'ART EN AMÉRIQUE 67 aurez des théâtres permanents et un conserva- toire organisé comme je viens de le dire, vous aurez beaucoup fait pour l'art dramatique, pour les compositeurs et les auteurs améri- cains, mais vous ne récolterez pas immédiate- ment le fruit de vos efforts. 11 faudra peut- être dix ans, vingt ans pour que les établisse- ments que vous fonderez produisent les excel- lents résultats que l'on est en droit d'en attendre. Qu'est-ce que vingt ans ? vingt ans pour faire que vos élèves deviennent des maî- tres, vingt ans pour que vous ne soyez plus les tributaires de l'art européen, dix ans pour que les théâtres de l'ancien monde viennent vous demander vos artistes comme aujourd'hui vous lui demandez les siens ? Ce que j'ai dit pour les théâtres, je puis le répéter pour les autres branches de l'art. Gréez des musées publics; c'est en visitant les musées que les hommes vraiment doués pour l'art dé- 68 OFFENBACH EN AMÉRIQUE couvrent souvent en eux-mêmes la faculté créatrice que Dieu leur a donnée ou même ces facultés d'assimilations qui souvent touchent de près le génie. C'est par la contemplation des chefs-d'œuvre que le goût se forme et s'épure. Gréez des académies de peinture et de sculp- ture, et choisissez vos professeurs parmi les meilleurs de nos académies. Les maîtres mo- dernes ne consentiraient pas à se fixer hors de leur pays; mais il n*est pas nécessaire d'avoir les plus grands peintres ni les plus grands sculpteurs. D'autres qu'eux possèdent les qua- lités nécessaires pour l'enseignement. C'est à ceux-là qu'il faut s'adresser. N'épargnez pas l'argent. C'est à cette seule condition que vous formerez une école américaine, qui pourra figu- rer dans les annales de l'art, avec les écoles ita- lienne, hollandaise, espagnole et française. Il a suffi de cent ans pour que l'Amérique arrivât à l'apogée de la grandeur industrielle. L'ART EN AMÉRIQUE 69 Le jour où ce peuple qui a donné des preuves si admirables de volonté, d'activité et de persé- vérance voudra conquérir un rang parmi les nations artistiques, il ne lui faudra pas long- temps pour réaliser ce nouveau rêve. LES RESTAURANTS TROIS TYPES DE GARÇONS 11 y a beaucoup de restaurants à New-York et à Philadelphie. A New-York on mange très-bien chez Bruns- wick, qui est Français, moins bien chez Delmo- nico, qui est Suisse, et assez bien chez Hoffmann , qui est Allemand. Il y a encore Morelli qui est Italien et Frascati qui est Espagnol et chez qui l'on dîne à prix fixe à raison d'un dollar par tête. J'ai vu beaucoup d'autres restaurants où il m'a semblé qu'on mangeait énormément, mais je ne saurais vous dire si l'on y mange bien. 72 OFFENBACH EN AMÉRIQUE L'avantage de Brunswick sur Delmonico, c'est que le premier a un immense salon comme on n'en trouve pas à Paris. A Philadelphie, les restaurants les plus en vogue sont le restaurant français de Pétry et la maison italienne de Finelli. Je ne parle pas de Verdier qui n'est là que provisoirement et dont la salle à manger est à deux heures de la ville, c'est-à-dire dans l'exposition même. Par ce qui précède on a déjà pu se rendre compte qu'il n'y a pas de restaurants améri- cains proprement dits. C'est une chose assez curieuse à signaler. Les Américains tiennent des hôtels; mais la cuisine semble être le privi- lège exclusif des étrangers. Rien n'est plus facile que de faire un repas à la française, à l'ita- lienne, à l'espagnole ou à l'allemande. Rien n'est plus difficile pour un étranger que de faire un repas américain en Amérique. J'allais oublier de parler du plus intéressant LES RESTAURANTS 73 de tous les restaurants, du restaurant où l'on mange pour rien. Il ne viendrait certainement à aucun de nos hôteliers français l'idée d'ouvrir une table gra- tuite. Malgré l'axiome de Galino qui prétend qu'on peut encore s'enrichir en perdant un peu sur chaque chose parce qu'on se rattrape sur la quantité, ni Bignon, ni Brébant,ni le café Ri- che n'ont encore fait une tentative semblable. Il faut aller dansles pays de progrès pour voir cela. A New-York, plusieurs restaurateurs connus donnent cependant à manger pour rien — à la seule condition qu'on prenne une boisson quel- conque, quand bien même elle ne coulerait pas plus de dix cents. Les dimanches où, grâce à une défense de la police, les restaurants ne peuvent servira boire, c'est tant mieux pour le consom- mateur. Le lunch est servi tout de même. Je puis affirmer cela, l'ayant vu pratiquer ch^z Brunswick. 5 74 OFFENBACH EN AMÉRIQUE Et on dit que la vie est chère en Amérique ! Il ne faut pas croire que le repas gratuit est composé de choses frivoles. En voici le menu, tel que je l'ai copié sur place. Un jambon, Un énorme morceau de bœuf rôti, Lard aux haricots, Salade de pommes de terre. Olives, cornichons, etc., Fromages, Gâteaux secs. Nourriture saine et abondante, comme on voit. Dans ce menu, le plat de résistance est en somme le bœuf rôti. Les consommateurs ont le droit de couper eux-mêmes les tranches qui leur conviennent. A côté du bulfet où sont placés les mets du lunch gratuit, il y a une forte pile d'assiettes, et un monceau de fourchettes et de couteaux ; mais généralement ces messieurs préfèrent LES RESTAURANTS 75 prendre avec leurs doigts ces plats succulents. Il y en a même quelques-uns d'entre eux qui puisent à pleines mains dans le saladier 1 j'en frémis encore. Gomme j'exprimais mon étonnement et mon horreur, le maître d'hôtel crut devoir me tran- quilliser. — Cela nous choque moins que vous. Times is money. Et ces messieurs sont si pressés. Que ce soit à Thôtel ou au restaurant, les garçons qui vous servent sont souvent des types à part. Ainsi, comme je l'ai déjà fait remarquer ail- leurs, vous arrivez dans la salle commune et vous vous mettez à la table que le maître d'hôtel vous désigne, un garçon vous apporte un grand verre rempli d'eau glacée. Vous pourriez rester là des heures entières en tête -à-tête avec votre glace sans que personne vînt vous déranger. Il faut appeler un autre garçon. Celui-ci vous pré- 76 OFFEENBACH EN AMÉRIQUE sente le menu. Mais vous mourez de soif et vous voulez boire autre chose que de l'eau. Le garçon préposé au menu s'en va lentement chercher un troisième garçon qui vous apporte enfin la boisson demandée. Vous vous croyez sauvé. Erreur. Celui qui porte la bouteille n'a pas le droit de la déboucher et c'est un qua- trième garçon — du moins c'était ainsi à l'hôtel Brunswick — qui a le monopole du tire-bou- chon. Cette petite mise en scène fort agaçante s'étant renouvelée plusieurs fois, je déclarai un beau jour que je ne remettrais plus les pieds dans la maison si l'on ne modifiait un état de choses aussi ridicule. Le lendemain, lorsque j'arrivai pour déjeu- ner, je trouvai les vingt ou trente garçons du restaurant formant la haie sur mon passage et portant tous gravement le tire-bouchon au poi ng. Depuis cette époque, on n'attend plus chez Brunswick. LES RESTAURANTS 77 Le premier soir de mon arrivée, je dînai à l'hôtel de la cinquième avenue, dans mon ap- partement,en compagnie de quelques amis. On venait de servir le potage, lorsque j'entendis tout à coup une espèce de sifflotement. Étonné, je regarde autour de moi, me demandant qui pouvait se permettre de siffler en mangeant. Bien entendu, ce n'était aucun de mes convives : c'était le garçon. Ma première pensée fut de le faire taire en le mettant à la porte. Je me levais déjà, quand mes amis, qui avaient remarqué le même phénomène, me firent signe de ne rien dire. Nous continuâmes de dîner. Quant au mu- sicien, timide d'abord, il s'enhardit peu à peu. 11 risqua bientôt des petites roulades et peu à peu aborda les plus grands airs. Tantôt, pris d'une soudaine tristesse, il se complaisait dans lesmolfs s o mbres. Puis tout à coup, sans qu'on pût en deviner la raison, les mélodies les plus 78 OFFENBACH EN AMÉRIQUE vives et les plus gaies s'envolaient de ses lèvres. A la fin du dîner, je fis remarquer au garçon Finconvenance qu'il avait commise en nous donnant delà musique à table sans en être prié. — Ahl voilà, monsieur, j'aime la musique et je m'en sers pour exprimer mes impressions. Quand un plat me déplaît, je siffle des airs tristes. Quand un plat me convient, je siffle des airs gais. Mais quand j'adore un plat... — Gomme la bombe glacée de tout à l'heure? interrompis-je. — Monsieur l'a remarqué ? Alors je siffle mes airs les plus gais. — Vous trouvez ça gai l'air de la Grande- Du- chesse^ que vous siffliez tout à l'heure ? — Un air de monsieur, c'est si amusant ! Comme je n'aime pas beaucoup entendre siffler ma musique, je priai le maître d'hôtel, lorsqu'il m' arriverait de dîner dans mon apparte- ment, de ne plus m'envoyer un garçon siffleur. LES RESTAURANTS 79 Seconde silhouette de garçon. Elle est assez curieuse aussi. C'est à Philadelphie que j'eus le plaisir de faire la connaissance de cet original. J'étais arrivé dans cette ville à neuf heures et demie du soir; mes amis et moi, nous mourions littérale- ment de faim. A peine débarqués, nous nous précipitons sur un indigène : — Un bon restaurant, s'il vous plaît ? — Pétry. — Allons chez Pétry. Aussitôt dit, aussitôt fait, et nous voilà atta- blés. Sans perdre un instant nous faisons notre menu. — Garçon? — Messieurs. — Donnez-nous d'abord une bonne julienne . Le garçon fait la grimace. 80 OFFENBAGll EN AMÉRIQUE — Oh ! je ne vous conseille pas d'en prendre; les légumes sont bien durs ici. — Bien... nous nous passerons de potage. Vous avez du saumon ? — Oh 1 le saumon I certainement nous en avons ; nous l'avons même depuis longtemps. Il n'est peut-être pas de la première, ni de la dernière fraîcheur. — Alors un chateaubriand bien saignant. — Le cuisinier les fait très-mal. — Des fraises. — Elles sont gâtées. — Du fromage. — Je vais le prier de monter. .Te le connais. Il viendra tout seul. — Dites donc, garçon, vous ne devez pas rapporter grand'chose à votre patron ? — Je tiens surtout à ne pas mécontenter mes clients. LES RESTAURANTS 81 — Si j'étais M. Pélry, je vous flanquerais à la porte. — M. Pétryn'a pas attendu vos conseils. Je sers ce soir pour la dernière fois. Sur ces mots, il nous salua très-profondé- ment et.... nous soupâmes admirablement. Troisième variété. Un type tout à fait exceptionnel, c'est le garçon ou plutôt ce sont les garçons qui servent chez le restaurateur Delmonico. Un directeur nous donna un soir un souper auquel il avait invité les principaux artistes de son théâtre. Le repas fut charmant. Gomme toutes les bonnes choses, il eut une fin. L'heure des cigares et de la causerie vint et nous res- tâmes dans notre salon à fumer en buvant des boissons glacées... Nous n'avions plus alors besoin de la présence des serviteurs de la mai- 5. 82 OFFENBACH EN AMÉRIQUE son, aussi remarquai-je avec surprise que le garçon qui nous avait servi revenait à des in- tervalles très-rapprochés, et restait à écouter ce que nous disions. N'étant pas l'amphytrion, je ne crus devoir me permettre aucune obser- vation. Quant aux personnes qui se trouvaient là, aucune d'elles n'avait remarqué cet étrange manège. A la fin du souper et avant de nous séparer, je priai à mon tour le directeur et ceux de ses artistes qui avaient assisté à la première réu- nion de vouloir bien venir souper avec moi dans le même restaurant. Après le souper, le même fait se reprodui- sit. Le garçon vint nous rendre visite après le café. Je l'observai alors avec plus d'attention et je vis qu'il faisait le tour de la table en re- gardant fixement chacune des personnes pré- sentes. Quand sa revue fut passée, il sortit ; mais ce fut pour revenir quelques minutes après LES RESTAURANTS 83 et recommencer son examen et sa promenade. Il allait de nouveau se retirer, quand je l'in- terpellai. — Garçon, voilà plusieurs fois que vous entrez sans être appelé ; que cela ne vous arrive plus. — Désolé, monsieur, me répondit-il, mais c'est par ordre de M. Delmonico que nous entrons dans les salons et dans les cabinets par- ticuliers toutes les cinq minutes. — M. Delmonico est donc de la police, pour vous envoyer entendre ce que disent ses clients? — Je n'en sais rien, monsieur. Ce que je sais, c'est que M. Delmonico me mettrait à la porte si je n'exécutais pas à la lettre ses instructions. — M. Delmonico pense-t-il que nous allons lui enlever ses nappes et ses couverts, ou que nous sommes capables d'oublier un seul instant dans son fameux restaurant qu'une tenue décente est de rigueur? Eh bien, je vous préviens d'une 84 OFFE^BACH EN AMÉRIQUE chose, mon pauvre garçon. 11 est une heure et demie du matin. Nous allons rester ici jusqu'à sept heures. Si vous voulez vous conformer aux ordres de votre patron, vous avez encore soixante-six visites à nous rendre. — Monsieur, je les ferai. Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'après avoir donné ainsi un libre cours à notre indignation, nous n'exécutâmes pas notre projet. Nous par- tîmes, jurant un peu tard — il était près de deux heures — que l'on ne nous y reprendrait plus. Les New-Yorkais qui ne tiennent pas à ce que toute la ville sache le lendemain comment ils ont passé leur soirée la veille, feront bien de se délier des garçons qui exécutent si ponctuel- lement les ordres du restaurateur Delmonico. LES FEMMES L'INTRODUCTION -- LE PARK Les femmes et même les jeunes filles jouis- sent ici de la plus grande liberté. J'ai idée que lorsque Lafayette a été combattre pour la liberté de l'Amérique, il n'a eu en vue que les femmes, car elles seules sont vraiment libres dans la libre Amérique. Mes collaborateurs Meilhac et Halévy disent dans la Vie parisienne qu'il n'y a que les Pari- siennes qui savent sortir à pied. Ils n'ont pas vu les Américaines allant, venant, trottinant, se garant des voitures, relevant leurs robes d'un geste coquet et découvrant des jambes exquises avec un art tout particulier. 86 OFFENBACH EN AMÉRIQUE Il faut avouer qu'il n'y a peut-être pas de femmes plus séduisantes que les Américaines. D'abord elles sont jolies dans une proportion qui est inconnue à Paris. Sur cent femmes qui ^ passent, il y en a quatre-vingt-dix qui sont ra- vissantes. De plus elles savent s'habiller. Elles portent des toilettes d'un goût parfait, des toilettes pleines de tact, vraiment élégantes. On les dirait sorties de chez Worth. Je ne critiquerai qu'une chose dans leurs costumes, c'est une poche placée à la hauteur du genou, à l'endroit où pendait jadis l'aumô- nière des châtelaines. Cette poche a un usage exclusif: c'est le porte-mouchoir. De loin, quand un coin de linge blanc sort de cette ouverture, on se demande si la belle dame que l'on regarde n'a pas été victime d'un accident et si ce n'est pas le vêtement très-intime que l'on découvre à travers une déchirure de la jupe. LES FEMMES, L'INTRODUCTION, LE PARK 87 Toutes les Américaines que l'on rencontre tien- nent leur porte-monnaie bien serré dans leurs mains,afin que le pick-pocket — car il y en a àNew- York peut-être autant qu'à Paris, — n'ait pas la tentation indécente de fouiller dans leur poche . On voit à partir de midi des jeunes filles entrer seules dans les restaurants élégants e^ prendre tranquillement leur lunch avec aussi peu d'inquiétude qu'un vieux célibataire euro- péen. D'autres attendent au coin de la cinquième avenue, ou ailleurs, leurs équipages auxquels elles ont donné rendez-vous pour aller se pro- mener au Central Park. Chose étrange pour le Parisien dépravé, qui aime à suivre les femmes, personne, à New- York ou dans toute autre ville des États-Unis, ne se permettrait d'emboîter un pas significatif derrière une jeune Yankee et encore moins de lui adresser la parole même pour lui offrir son parapluie. 88 OFFENBACH EN AMÉRIQUE Pour pouvoir lui offrir cet objet avec ou sans son cœur, il faut être présenté ou introduit, comme elles disent. Mais ne croyez pas que les formalités de l'in- troduction soient bien terribles ni bien difficiles à remplir. A défaut d'un ami commun, d'une relation, une annonce dans le Herald suffit. J'ai parlé tout à l'heure du Central Park. Cette promenade est le rendez-vous du monde élégant; mais elle ne ressemble en rien à notre bois de Boulogne. Une grande plaine rocheuse, habilement dis- simulée sous un tapis de gazon vert soigneuse- ment entretenu, quelques bouquets de beaux arbres, une ou deux pièces d'eau, et des routes magnifiques, voilà le bois de New-York. Chaque jour on y assiste à un défilé de voitures plus nombreux qu'à un corso italien. Et quelles voi- tures! Les carrossiers new-yorkais semblent LES FEMMES, L'INTRODUCTION, LE PARK 89 s'être appliqués à inventer des véhicules bizarres qui se rapprochent plus ou moins de deux types principaux. L'un, extrêmement lourd, est une espèce de landau du moyen âge, de carrosse massif, de berline monstre, où l'on peut à la vérité loger beaucoup de monde et dans des conditions de confortable très-satisfaisantes. Mais quel vilain aspect et que ces maisons roulantes sont laides à voir! Une grande fenêtre, percée derrière la caisse et fermée par un rideau qui vole toujours, ne fait que les rendre plus disgracieuses encore. L'autre type est au contraire d'une légèreté inouïe. Il se compose d'une boîte minuscule avec ou sans ; capote, pouvant recevoir une ou deux personnes au plus, et posée sur quatre grandes roues si minces, si grêles qu'elles donnent à la voi- ture l'air d'un grand faucheux. Ces buggys, c'est ainsi qu'on les appelle, ont souvent la capote levée; mais comme cette dernière est 90 OFFENBACH EN AMÉRIQUE percée à jour de tous les côtés, elle a toujours l'air d'être en loques et donne à l'ensemble un aspect des plus misérables. Il n'est pas rare de voir des jeunes filles du meilleur monde con- duisant seules deux chevaux vigoureux attelés à ce léger équipage. La première fois que je vis le Park, ce fut en compagnie d'un Américain bien connu à New- York; à chaque pas il se croisait avec quelqu'un de ses amis. Je remarquai qu'il saluait certaines personnes très-bas, tandis que devant certaines autres il touchait à peine le rebord de son chapeau. Je lui en demandai l'explica- tion. Il me répondit avec le plus grand sérieux : — Ce monsieur que je viens de saluer si res- pectueusement est un homme très-posé dans la société new-yorkaise; il vaut un million de dol- lars. Cet autre qui passe maintenant n'en vaut que cent mille. Aussi est-il moins bien vu que LES FEMMES, L'INTRODUCTION, LE PARK 94 le précédent. Je le salue avec moins de cérémo- nie. Ce sont des nuances qu'on observe en Amé- rique où il n'y a en fait d'aristocratie que celle du travail et du dollar. HISTOIRE DE DEUX STATUES La France, toujours généreuse, se dit un beau matin : « Que pourrais-je bien faire pour être agréable à l'Amérique? » L'idée lui vint qu'il serait peut-être bon de rappeler au Nouveau Monde que Lafayette n'était pas complètement étranger à ses liber- tés. Une dépêche fut immédiatement envoyée au président Grant par le câble sous-marin. La dépêche fut très-concise, le mot coûtant trois francs soixante-quinze centimes : 94 OFFENBACH EN AMÉRIQUE ft Grant, président. Maison- Blanche, Washington. » Voulons vous être très-agréable. Vouloir » faire pour votre beau pays statue La- )) fayette. Quen pensez-vous? Réponse » payée. » La réponse ne se fit pas attendre; en voici la copie telle qu'on me l'a communiquée : 9 Voulons 'COUS être très-agréable; voyons > aucun inconvénient à proposition. » Faites statue La fayette. Faites bien » emballer et faitesparvenir franco port. » — Amérique reconnaissante. » Ceci se passait sous M. Thiers. On vola im- médiatement un crédit et l'on chargea M. Bar- tholdi, un de nos plus habiles sculpteurs, de se mettre immédiatement en rapport avec La- fayette. Trois mois après, la statue terminée était envoyée au ministère. HISTOIRE DE DEUX STATUES 96 Pendant un an il n'en fut plus question. Quelques Français résidant en Amérique s'émurent de cet oubli et chargèrent un com- merçant, qui allait en Europe pour ses affaires, de demander ce que la statue était devenue. Aussitôt débarqué, le commerçant se rendit chez M. Thiers. Il ignorait que le président ve- nait de céder sa place. — Adressez-vous à mon successeur, lui dit M. Thiers. Le commerçant va à la présidence, sollicite un moment d'entretien qu'on lui accorde et qui se termine par ce conseil. — Adressez-vous au ministre compétent. Le ministre compétent reçoit fort bien le commerçant et lui dit en le reconduisant: — Adressez-vous au directeur des beaux- arts. — J'aurais dû y penser plus tôt, se dit le sol- liciteur en courant à la direction. 9(i OFFENBACH EN AMÉRIQUE Par bonheur le directeur est visible, on intro- duit lei commerçant dans son cabinet et le dia- logue suivant s'engage : — Je viens vous demander des nouvelles de la statue de Lafayette. — Attendez un peu. Mon chef de cabinet sait probablement de quoi il est question. Il y a si peu de temps que je suis ici. On fit venir le chef du cabinet. — Avez-vous entendu parler d'une statue de Lafayette? — Elle est dans les caves du minislère, ré- pondit gravement le chef du cabinet. — Eh bien, monsieur le directeur, voulez- vous donner l'ordre de la faire monter et la faire expédier immédiatement aux États-Unis, franche de port? — Mais, monsieur, je n'ai pas d'ordres du ministre ; et quand bien même j'en aurais, je n'ai pas d'argent disponible pour faire cet envoi. HISTOIRE DE DEUX STATUES 97 — Pourtant cette statue ne peut pas rester éternellement dans les caves. La France l'a promise à l'Amérique. L'Amérique l'attend avec impatience. — Mais, monsieur, je ne veux pas vous em- pêcher de l'emporter. Je dirai môme plus. Je vous y autorise. Notre négociant ne voulait pas revenir sans son Lafayette ; d'ailleurs il avait son idée et ne se fit pas dire la chose deux fois. Il chercha la statue et la fit expédier séance tenante en Amérique en la consignant au consulat général de France à New- York. Peu de temps après, il arrivait lui-même dans cette ville et se présentait chez notre consul général, et voilà à peu près la conversation qui s'engagea. — Eh bien, monsieur le consul général, je reviens de France. — Soyez le bienvenu. 6 98 OFFENBAGH EN AMÉRIQUE — Je l'apporte avec moi. — Quoi ? — La statue ! — Quelle statue? — La statue de Lafayette. — Ah! tant mieux, fit le consul. — Je l'ai fait consigner à la douane. — Vous avez bien fait. — Et à votre nom? — A mon nom, pour quoi faire? — Parce que c'est vous qui devez payer le droit et le fret. — Le fret I moi 1 le gouvernement ne m'a donné aucun ordre à ce sujet. — Voyons, monsieur le consul général, il ne s'agit que de quelques billets de mille francs. Le consul, naturellement, fut intraitable. Heureusement pour notre commis voyageur en statues, il s'était formé en Amérique un co- mité français qui trouva le moyen de délivrer h HISTOIRE DE DEUX STATUES 99 le malheureux Lafayette de la douane améri- caine. Le plus curieux de l'histoire, c'est que La- fayette, délivré, n'en est pas plus avancé ; à l'heure où j'écris , on n'a pas encore trouvé l'emplacement pour le poser dignement sur son socle. La France, de plus en plus généreuse, se dit un beau matin : « Que pourrais-je bien faire pour être agréable à l'Amérique à l'occasion de son centenaire? Si je lui offrais une statue? Va pour une statue. Une souscription s'or- ganisa. Français et Américains y prirent part, et d'un commun accord on décida que la statue représenterait : La Liberté éclairant le monde. M. Bartholdi, déjà nommé, fut chargé de l'exécution de ce travail. Sa nouvelle création n'eut pas à subir toutes les mésaventures de la statue de Lafayette. L'œuvre s'acheva sans que rien vînt se jeter à la traverse, et quand tout fut terminé, l'artiste 100 OFFENBACH EiN AMÉRIQUE se rendit en Amérique pour chercher un endroit propice à remplacement de sa grande Liberté éclairant le monde. Une parenthèse. Je ne sais pas trop pourquoi on a choisi ce sujet. Le Nouveau Monde, à ce qu'on prétend, possède toutes les libertés et, par conséquent, il n'a pas besoin d'être éclairé davantage. Je ferme la parenthèse. M. Bartholdi, après d'assez longues recher- ches, trouva enfin ce qu'il désirait : une posi- tion magnifique, un socle naturel émergeant des eaux, en un mot Bedloés Island. — C'est ici, s'écria-t-il. Sans perdre un instant, le sculpteur raccole des ouvriers et les amène sur l'ilôt pour creuser les fondations. Pendant que ses hommes travaillaient, l'ar- tiste considérait avec émotion le trou qui se faisait de plus en plus profond. Suivant le fil de HISTOIRE DE DEUX STATUES \0\ sa pensée, il voyait, dans ces premiers coups de pioche, le point de départ du monument gran- diose auquel son nom serait éternellement at- taché. Il en était là de ses rêves quand il sentit une main qui le frappait sur l'épaule. Le sculpteur se retourne et se trouve en pré- sence d'un policeman. — Que faites vous là? lui demande gracieu- sement l'agent de la loi. — Je fais creuser les fondations de la Liberté éclairant le monde. — Qui est-ce qui vous a donné la liberté de faire ce trou? — Mais, c'est... — Vous ne savez pas qui? — Pardon I c'est l'Amérique I l'Amérique qui m'a commandé une statue. Je cherchais un en- droit convenable pour élever mon monument. Celui-ci est merveilleux. — Ce que vous me dites là m'intéresse beau- i02 OFFENBACH EN AMÉRIQUE coup; mais, malgré toute les libertés dont on jouit en Amérique, apprenez, monsieur, qu'on n'a pas celle de faire un trou aussi considérable sans autorisation. Veuillez donc, s'il vous plaît, me suivre chez le maire. Les terrassiers qui s'étaient arrêtés à la vue du policeman, avaient déjà remis leur veste et firent mine de quitter le terrain/ — Ne partez pas, s'écria le sculpteur avec désespoir, dans cinq minutes, je serai de retour avec l'autorisation. Cinq minutes î L'artiste n'avait pas prévu une chose, que dis-je, plusieurs choses : Construire sur un terrain communal, sans au- torisation, était une chose aussi impossible en Amérique que partout ailleurs. Le maire ne pouvait prendre sur lui une pareille responsa- bilité. Il convoqua le conseil municipal. Le conseil municipal réuni trouva qu'une question HISTOIRE DE DEUX STATUES 103 de cette importance ne pouvait être tranchée sans qu'on eût pris Tavis du gouverneur de l'État. Le gouverneur de l'État ne pouvait rien faire sans consulter le président de la Répu- blique. Le président de la République était l'humble exécuteur des décisions de la chambre, dont les résolutions devaient être en dernier ressort examinées par le Sénat. Pourquoi ne fera-t-on pas pour \^ Liberté éclai- rant le monde, ce qu'on afait pour la quarantaine? Construire une île sur pilotis ; voilà une idée aussi grande que le monument. Seulement il faudra veillera ce que la construction soii solide; s'il arrivait en effet un bouleversement, l'île de Bartholdi pourrait s'en aller à la dérive. Qui saitoîi le hasard la conduirait? sur les côtes de France peut-être? peut-être aussi à Paris, de- venu port de mer ^ ? 1. Les comptes rendus des journaux touchant l'inaugu- ration des deux statues dispensent le lecteur d'imaginer une conclusion au chapitre humoristique du maestro. {Note de V éditeur.) LES LIBERTÉS EN AMÉRIQUE î L'Amérique est bien le pays des libertés. LOn n'y peut creuser un trou sans déranger toute {Aa. hiérarchie gouvernementale; mais en revan- fche, on y circule librement, on s'y marie libre- ment, on y mange librement. Par exemple, il y a une restriction bien triste à constater au milieu de cette abondance de libertés, c'est qu'on n'y boit pas tous les jours librement. Un dimanche, après avoir conduit mon or- chestre avec chaleur, par une température sénégalienne, je me précipite dans un bar, — 106 OFFENBACH EN AMÉRIQUE en français, une buvette. Je demande un verre de bière. Le maître de l'établissement me regarde d'un air triste : — Impossible, monsieur, je n'ai plus de gar- çons. — Gomment? vous! Qu'avez- vous donc fait de votre nombreux personnel ? — Tous mes garçons sont en prison pour avoir voulu servir des clients malgré la défense for- melle. — Il est défendu de boire le dimanche? — Expressément défendu. — Je vais bien voir cela. Je cours à l'hôtel Brunswick et je commande bravement : — Un sherry-cobler. — Je regrette, monsieur, d'être obligé de vous refuser ; mais le bar est fermé, et pour cause. Tous mes garçons sont arrêtés. LES LIBERTÉS EN AMÉRIQUE 107 — Mais, je meurs de soif. — La seule chose qu'il nous soit permis de servir, c'est un soda. Et c'était partout comme cela dans la ville de New-York. Ce dimanche-là, on a coffré trois cents garçons qui avaient osé porter des rafraî- chissements aux clients. Bienheureux encore qu'on n'ait pas arrêté du même coup les clients qui avaient assez demandé à boire I Quelle singulière liberté ! En Amérique, on n'a pas non plus le droit de se pendre. Un ivrogne se pend. C'est un maladroit. 11 se pend mal puisqu'au bout de quelques heures on le fait revenir à la vie. Dès qu'il a reprisses sens, on le traîne chez le juge qui le condamne à six mois de prison. Ordinairement, c'est trois mois. On a doublé la dose en faveur de celui-là parce qu'il y avait récidive ; à la troisième fois, on le condamnerait à mort. 108 OFFENBACH EN AMÉRIQUE Pour s'ôler la vie, il faut une autorisation préalable du gouverneur. Les Nègres ont été émancipés. La belle et pompeuse réforme! Les bons noirs sont libres, archilibres. Vous allez voir comment. Les cars et autres voitures publiques leur sont interdits. Dans les théâtres, ils ne sont admis sous aucun prétexte. Et ils ne sont reçus dans les restaurants qu'à la condition de servir. Ainsi vous voyez : Liberté, Égalité, Fraternité. Vous croyez peut-être que les nègres sont seuls à n'avoir pas toutes les libertés désirables : erreur. L'hôtelier du Cataract-Hôtel à Niagara a fait insérer dans les principaux journaux une note ainsi conçue : OFFENBACH-GARDEN 177 Pendant huit jours mon Grand Sacred Con- cert fut placardé aux quatre coins de la ville. Pendant ce temps j'avais fait mon programme, un très-joli programme. Deo grattas, du Domino noir; Ave Maria, de Gounod ; Marche religieuse, de la Haine ; Ave Maria, de Schubert ; Litanie de la Belle Hélène : dis-moi, Vénus ; Hymne, d'Orphée aux Enfers ; Prière y de la Grande-Duchesse (dites-lui) ; Danse séraphique : polka burlesque. Angélus, du Mariage aux Lanternes. Malheureusement l'autorisation fut reprise au dernier moment. Je regrette que l'on n'ait pas donné suite à ce projet ; car je suis per- suadé que mon Sacred Concert aurait eu du succès ce soir-là. AU NIAGARA PULMANN CARS Quelle belle roule que celle qui conduit de New-York au Niagara. Jusqu'à Albany surtout le paysage est merveilleux. On longe l'admira- ble rivière d'Hudson. Je cherche dans mes .sou- venirs à quel fleuve d'Europe je pourrais com- parer ce fleuve américain. Il y a des endroits qui me rappellent les plus beaux passages du Rhin. Il en est d'autres qui dépassent en gran- deur et en charme tout ce que j'avais pu voir jusqu'alors. Le voyage s'efl'ectue du reste dans des condi- 180 OFFENBACH EN AM^ÉRIQUE tions excellentes. Les pulmann-cars sont une institution précieuse. Être en chemin de fer, et n'avoir aucun des inconvénients des chemins de fer ; voilà le grand problème réalisé par ces wagons merveilleux. On n'est pas parqué, comme chez nous, dans des compartiments étroits, ni exposé au fourmillement qui vous passe dans les jambes après quelques heures d'immobilité. On n'a pas à craindre l'ankylose des membres fatigués par une position trop longtemps conservée. Dans le train américain, vous pouvez mar- cher, arpenter les wagons les uns après les au- tres depuis le fourgon des bagages jusqu'au tampon d'arrière. Quand vous êtes fatigué de la promenade, vous trouvez pour vous reposer un salon élégant et d'excellents fauteuils. Vous avez à votre portée tout ce qui rend la vie agréable. Je ne saurais mieux résumer mon admiration pour les chemins de fer améri- AU NIAGARA 181 cains, qu'en disant qu'ils sont en réalité : un berceau à roulettes. Par exemple, je n'aime pas beaucoup cette cloche permanente qui vous suit pendant tout le trajet avec son glas funèbre, mais c'est peut- être une habitude à prendre. Du reste il ne faut pas avoir l'oreille très- délicate quand on voyage en Amérique. On est continuellement persécuté par des sons fâcheux. Ainsi, à Utica, où nous nous arrêtons quel- ques minutes pour le lunch, je vois — et j'en- tends, hélas I — un grand Nègre qui frappait sur un tam-tam. Évidemment il devait jouer des airs à lui, car il frappait tantôt fort, tan- tôt avec une vitesse étonnante, tantôt avec une lenteur mesurée. Il mettait dans son jeu, je ne dirai pas des nuances, mais des intentions. I J'oubliai de luncher pour examiner ce musicien qui m'intriguait beaucoup. Pendant son der- nier morceau, car pour lui ce devait être un 11 182 OFFENBAGH EN AMÉRIQUE morceau, je fus tout yeux et tout oreilles. Il cominença par un fortissimo à vous rendre sourd, car il était vigoureux, ce Nègre, et il n'y allait pas de main morte. Après ce brillant dé- but, sa musique continua un decrescendo, arriva au jom/io, puis au jo?'am6'simo, puis.... au silence. Au même instant le train s'ébranlait, j'eus à peine le temps de mettre un pied sur la marche que déjà il filait à toute vapeur. Nous arrivons à Albany, oii l'on s'arrête pour dîner. Devant le restaurant d' Albany, je trouve un autre grand diable de Nègre, à peu près pareil à l'autre et qui jouait également du tam-tam. — On en met donc partout, pensai-je. Voilà un pays où l'on aime furieusement le tam-tam. Ventre affamé n'a pas d'oreilles, dit un de nos proverbes. Je suis désolé de m'inscrire en faux contre un dicton recueilli par la sagesse des AU NIAGARA 183 nations ; mais malgré mon appétit formidable, la musique de mon Nègre me poursuivit pendant tout le repas. Il jouait exactement comme son collègue d'Utica. Son morceau se composait de la même succession du forte, du piano, et du pianissimo. Frappé par cette coïncidence singu- lière, j'allais demander si vraiment les Nègres prenaient les soli de lam-tam pour de la musi- que et si ce qu'on jouait là était leur air na- tional, quand un de mes amis me prévint. — Ce Nègre vous intrigue, me dit-il. Attendez- vous à en voir un semblable à toutes les sta- tions de cette ligne. — Est-ce une attention délicate de la compa- gnie? — Non, ce sont les restaurateurs qui les entretiennent. Ces Nègres doivent jouer pendant tout le temps que le train reste en gare. Leur musique sert à avertir les voyageurs qui sont entrés dans le restaurant. Tant que le tam-tam 184 OFFENBAGH EN AMÉRIQUE résonne à toute volée, vous pouvez rester tran- quille ; quand le bruit diminue, c'est signe qu'il faut se presser. Quand il est près de s'éteindre, les voyageurs savent qu'ils doivent se précipiter dans le car qui, comme Louis XIV, n'attend pas, et, ce qui est plus désagréable encore, ne prévient pas. — Tant pis pour ceux qui manquent le train. Je ne sais pas si je préfère au procédé améri- cain celui qu'emploie le restaurateur de Mor- cenz, entre Bordeaux et Biarritz. N'ayant pas de Nègre, ce buffetier crie lui-même de sa voix de stentor : — Vous avez encore cinq minutes ! vous avez encore quatre minutes î vous avez encore trois minutes 1 Au fond les deux systèmes se ressemblent. La seule différence, c'est que l'un vous assourdit par des cris dans son établissement, tandis que l'autre vous as- somme par sa musique en plein air. LA CHUTE DU NIAGARA On a beaucoup écrit sur cette merveilleuse chute ; mais personne n'a encore trouvé le moyen de dépeindre l'effet produit par ce large fleuve au moment oii il se précipite d'une hauteur de cent cinquante pieds dans un tourbillon inson- dable. La vue de ce vaste amphithéâtre, de cette prodigieuse masse d'eau déferlant avec un b)uit de tonnerre, comme la vague monstrueuse qui suit un tremblement déterre, m'a donné le ver- tige et m'a fait oublier tout ce que j'avais lu, tout ce que j'avais entendu dire et tout ce que mon imagination m'avait fait entrevoir. Ce tor- rent diluvien, encadré dans une nature sau- 186 OFFENBACH EN AMÉRIQUE vage, bordé par de grands arbres d'un vert intense, sur lesquels s'abat sans cesse comme une rosée, la poussière d'eau de la chute, défie la photographie, la peinture et la description. Pour décrire, il faut comparer. A quoi compare- rait-on le Niagara, ce phénomène sans rival, ce phénomène permanent à la grandeur duquel on ne peut s'habituer ? Gomme nous étions absorbés dans la contem- plation de la merveille: — C'est ici, nous dit la personne qui nous accompagnait, qu'un Indien a trouvé la mort, il y aà peine quinze jours. Entraînée par le cou- rant, malgré les efforts des rames, la légère embarcation qu'il montait se rapprochait de la chute. L'Indien, se sentant à bout de forces, comprit que tout était perdu. Il cessa de lutter. On le vit s'envelopper dans son manteau rouge, comme dans un suaire, et se coucher au fond de son canot. Quelques secondes après, il était LA CHUTE DU NIAGARA 187 sur la crête de la gigantesque vague et il des- cendait avec la rapidité de l'éclair dans cette tombe humide et bruyante voilée par un brouil- lard d'une blancheur virginale. En entendant le récit de cette catastrophe, à la fois effrayante et grandiose, j'enviai malgré moi le sort de ce malheureux Peau-Rouge, et je m'étonnai que tous les Américains à bout de ressources ne préférassent pas la chute du Nia- gara au revolver insipide. Après avoir joui lon- guement de cet admirable spectacle, je traversai le pont et je mis le pied sur le territoire du Canada. — Vous y verrez des Indiens, m'avait-on dit.. Je m'attendais à trouver des Sauvages ; on m'a montré des marchands d'articles de Paris. Ils étaient affreux, je n'en disconviens pas ; ils avaient l'air féroce, je le reconnais encore; mais étaient-ce bien des Indiens? j'en doute. Indiens ou non, ils m'ont environné de tous 188 OFFENBACH EN AMÉRIQUE les côtés, m'offrant qui des bambous, qui des éventails, qui des porte-cigares, qui des porte- feuilles d'un goût douteux. Gela m'a rappelé les Indiens de la forêt de Fontainebleau qui vendent des porte-plumes et des couteaux à papier. Néanmoins j'ai fait quelques acquisitions; mais je crois bien que j'ai rapporté en France des. rossignols qui devaient provenir de quelque liquidation de bazar parisien. LE DAUPHIN ÉLÉAZAR Sur le bateau qui vous mène à tous les beaux endroits du lac, se trouve un distributeur de prospectus, qui vous force à prendre son petit papier. A Paris, quand un de ces industriels vous offre une réclame, on la prend, parce qu'il faut bien encourager le commerce, mais on a soin de la jeter dix pas plus loin dans le ruis- seau. J'eus le bon esprit de ne pas en agir ainsi avec le prospectus que l'on m'avait donné et j'en ai été récompensé. Le papier qui m'avait été mis dans les mains, presque malgré moi, est un document précieux qui peut avoir la plus haute influence sur les destinées de la France. Ce document commence, il est vrai, par ex- il. 190 OFFENBACH EN AMÉRIQUE pliquer comme un guide vulgaire les beautés des sites que l'on découvre sur les rives du lac; mais il contient un passage extrêmement cu- rieux dont je suis heureux de pouvoir donner ici le texte et la traduction : Howe-Point near the outlet of the lake is named in order to honor the idol of the army, Lord Howe, who was killed at this place in the first engagement with the French. Hère it was that Louis XVI of France through the instru- mentality of two french priests in 1795 banished his son THE ROYAL DAUPHIN, whcH but SCVCH years old, and arranged with one Indian chief Thomas Williams to adopt him as his own son. He received the name of Eleazer, and after- wards as the Rev. Eleazer Williams was educa- ted and ordained to the ministry ofïiciating for many years among the Oneidas of western New- York, and afterwards in Wisconsin where he was visited a few vears since hv the Prince de LE DAUPHIN ÉLÉAZAR 191 Jo INVILLE, and offered large estâtes in France if he would renounce his right to the THRONE OF FRANGE. Thèse tempting offers he decli- ned preferring to retain his right as KING ÔF FRANGE, although he might spend his life in preaching the gospel to the poor savages, which he diduntilthetimeofhisdeathsoroeyears since. TRADUCTION Howe-Poird, près de la bouche du lac, a reçu ce nom en l'honneur de l'idole de l'armée, lord Howe, qui fut tué à^cet endroit lors de sa pre- mière bataille contre les Français. G'est ici que Louis XVI de France,|par l'intermédiaire de deuxprêtresfrançais,envoyaenexil,enl795(sic), son fils, le Dauphin Royal, âgé de sept ans, et s'entendit avec un chef indien Thomas Wil- liams pour que celui-ci l'adoptât et le fit passer pour son propre fils. L'Indien lui donna le nom d'ÉLÉAZAR. Il le fit élever dans un séminaire et '492 OFFENBACH EN AMÉRIQUE après lui avoir donné le litre de Révérend Eleazar Williams, il l'envoya prêcher pendant de lon- gues années chez les Oneïdes de l'ouest, et plus tard au Verconsin. C'est là qu'il fut visité par le PRINCE DE JoiNviLLE, qui lui offrit de grandes propriétés en France à la condition qu'il renoncerait AU TRONE DE FRANCE. Ces offres tentantes furent repoussées. Le Révé- rend préféra conserver tous ses droits de ROI DE FRANCE et rester chez les Sauvages. Il continua à leur prêcher l'Évangile jusqu'au jour de sa mort qui eut lieu dernièrement. Après avoir lu ce récit, aussi émouvant que vraisemblable, je pris des informations et j'ap- pris que le Révérend Dauphin Éléazar avait laissé un fils. Un prétendant de plus ! Voyez-vous ce monsieur arrivant en France ? Quelle complication I Je frémis rien qu'en y son- geant. RETOUR DU NIAGARA SLEEPING-CARS Pour revenir du Niagara, j'ai pris le train de nuit. Je n'étais pas fâché d'expérimenter par moi-même les sleeping-cars, ou wagons-lits, dont on m'avait tant parlé. J'entrai donc dans le wagon-salon qui était disposé comme d'habitude, c'est-à-dire avec de grands fauteuils de chaque côté de la galerie, des cabines particulières pour les fumeurs, et toutes les commodités que j'avais déjà tant ad- mirées en venant. Rien n'indiquait dans l'ins- tallation de ces cars qu'on pût y dormir dans un lit. Un moment je crus à une mystification tant il me paraissait impossible qu'on pût donner à i94 OFFENBACH EN AMÉRIQUE coucher à tous les messieurs et à toutes les dames qui se trouvaient avec moi dans ce beau salon. Tout à coup, vers neuf heures du soir, au moment où l'obscurité nous envahissait, deux employés de la compagnie Pullmann apparurent et se mirent à l'œuvre. Les habiles machinistes! ou plutôt les jolis trucs 1 En un clin d'œil nos fauteuils avaient été transformés en lits. Gom- ment cela s'était-il fait? Bien simplement. Sur les fauteuils reliés ensemble par une planche, on avait d'abord déposé un matelas, des draps, une couverture. Le salon ainsi métamorphosé en dortoir^serait insuffisant pour le nombre des voyageurs si l'on n'avait recours à un autre ex- pédient. Au-dessus de chacun des fauteuils-lits, se trouve un petit appareil que l'on déploie et qui se trouve être un lit de sangle. Il y a donc deux étages de lits superposés dans chaque compar- timent, lits du rez-de-chaussée et lits de l'entre- RETOUR DU NIAGARA lOo sol. Avoir des lits, c'est bien; s'y coucher, c'est parfait. Mais il y a une petite opération préala- ble que l'on n'aime pas à faire publiquement. Les hommes — s'ils étaient seuls — se déshabille- raient bien les uns devant les autres; mais les femmes — et cela se comprend — ne peuvent pas se déshabiller devant un aussi grand nombre de voyageurs. Il fallait donc que l'inventeur des sleeping-cars trouvât un moyen de rassurer la pudeur des Américaines. Il y est arrivé en fai- sant de chaque couple de lits — un lit d'en haut et un lit d'en bas — une véritable cham- bre. Qeux grands rideaux tirés parallèlement dans le sens de la longueur du wagon forment au centre du compartiment un long corridor de dégagement qae les voyageurs peuvent parcou- rir si bon leur semble. Entre chacun de ces rideaux et la paroi du wagon, d'autres petits rideaux se déploient perpendiculairement. Une personne couchée se trouve donc au centre d'une 196 OFFENBACH EN AMÉRIQUE * petite chambre qui a, du côté de la tête, un mur de bois, et sur les trois autres faces des cloisons de toile. J'ai connu des hôtels où les murs de carton pâte étaient moins discrets que les murs d'étoffe du sleeping-car. Tous les préparatifs sont terminés ; alors com- mence une scène assez piquante. Chacun choisit son lit et se glisse dans le petit compartiment qui lui semble le plus avantageux. Puis, pen- dant quelques minutes, on entend autour de soi, dans les chambres voisines tantôt des bruits de bottes qui tombent, tantôt d'agréables froufrous qui trahissent des soulèvements de jupes. Quand un mari voyage avec sa femme, il a parfaitement le droit de se coucher sous le même rideau que sa compagne. Ce fait m'a été révélé par une conversation à voix basse, extrême- ment intéressante, qui se tenait dans la cabine voisine de la mienne du côté droit. RETOUR DU NIAGARA 197 On a beau vouloir être discret, on se préoc- cupe toujours un peu de savoir quels voisins le sort vous a départis. Pour faire pendant à mon ménage du côté droit, j'avais une charmante miss du côté gauche. Elle s'était retirée dans sa chambrette aussitôt que la transformation du salon en dortoir avait été terminée, et depuis, je dois le reconnaître à sa gloire, elle ne s'était révélée que par des mouvements extrêmement discrets. Puis, notrecloison commune avait cessé de s'agiter, et le bruit d'un lit pliant sous le poids d'un corps très-légerm'avait appris qu'elle s'était enfin étendue. Il se passa ainsi quelques instants. Je m'étais étendu aussi sur ma couchette, mais, peu ha- bitué à ce genre d'hôtel roulant, et tenu en éveil par la vieille habitude parisienne de ne s'en- dormir que fort tard, je rêvais les yeux éveillés à l'étrangeté et au pittoresque de ce dortoir américain. 198 OFFENBACH EN AMÉRIQUE Cependant, à mes pieds, dans la galerie mé- nagée entre les deux grands rideaux dont j'ai parlé, j'entendais des gens qui allaient et qui venaient. Quels pouvaient être ces promeneurs? Je jetai un coup d'œilsurle corridor et je vis — horresco referens — des dames en camisole de nuit — il est vrai que c'étaient les moins jolies — qui se dirigeaient... je ne sais où. Je vis aussi un beau Yankee, qui sortait de sa chambre. Après avoir jeté un coup d'œil investigateur sur l'étendue de la galerie, il se dirigea vers la plate-forme où il alluma un cigare. Un moment après, il jetait dans la nuit son havane enflammé et rentrait dans l'intérieur du car, mais au lieu de regagner directement sa cabine, il se dirigea — vous l'avez déjà deviné — vers celle de ma jolie voisine de gauche. Son irruption dans le chaste asile de la belle Américaine provoqua une série d'exclamations, des oh ! et des ah ! des réclamations à voix basse, RETOUR DU NIAGARA 199 pour ne pas éveiller l'attention générale du dor- toir, tout le gracieux effarouchement d'un petit nid surpris à Timproviste. L'envahisseur dut se retirer en s'excusant d'avoir fait une mé- prise. La nuit s'écoula sans amener aucun autre incident. A peine l'aurore aux doigts de rose s'était- elle montrée, que les deux employés de Puli- mann apparurent encore. Hommes et femmes s'élancèrent de leurs couchettes et firent leur toilette plus ou moins ensemble sous les cabinets de toile. Puis la place fut cédée aux agents de la compagnie qui remirent en un clin d'œil toutes les choses dans leur ordre habituel. Après avoir dormi chacun de notre côté, nous nous retrouvâmes tous, dans le salon, aussi frais et aussi dispos que si nous avions passé la nuit à l'hôtel. 200 OFFENBACH EN AMÉRIQUE LES AUTOGRAPHES A Albany, un Américain me présenta à sa femme et à sa belle-mère. Pendant que nous causions, vint à passer un marchand d'éventails. J'en achetai deux pour quelques cents et je les offris à ces dames. — Nous acceptons, monsieur, me dirent-elles ; mais à une seule condition ? — Laquelle? — C'est que vous inscrirez votre nom sur un coin de l'éventail. — Ahl un autographe, lis-je. Et je m'empressai d'accéder à leur désir. J'ai pu constater du reste en maintes occa- sions combien les Américains avaient la mania des autographes. Ils poussent cette passion jus- qu'à l'indiscrétion. RETOUR DU NIACÎARA 201 J'ai reçu en moyenne, pendant mon séjour aux États-Unis, dix demandes par jour venant de toutes les parties du territoire américain. J'ai été abordé, suivi et poursuivi dans les res- taurants, dans les jardins publics, dans les théâtres et jusque dans les rues par des collec- tionneurs acharnés qui voulaient à toute force obtenir quelques lignes de mon écriture. Ma calligraphie faisait prime. Et des lettres de toute nature. Les unes naï- ves, les autres ingénieuses : « Monsieur, » J'ai parié avec un de mes amis que vous étiez né à Paris. L'enjeu est considérable. Veuillez, je vous prie, me faire savoir, par un petit mot, si j'ai gagné mon pari. » Un autre avait parié que j'étais originaire de Cologne. Un troisième avait affirmé que ma pa- 202 OFFENBAGH EN AMÉRIQUE trie était la petite ville allemande d'Olîenbach, connue pour sa fabrique de coutellerie. Et tou- jours, cela se terminait par la demande « d'un petit mot ». Un certain nombre de mes correspondants inconnus agissaient d'une autre façon. « Je m'appelle Michel; je suis un parent éloigné de votre beau-frère Robert. Envoyez- moi un petit mot pour me donner de ses nou- velles. » Ceux-là ne savaient même pas qu'entre Michel et Mitchel, il y avait une différence dans l'or- thographe. Il y avait aussi le modèle suivant, « Monsieur, j'aurais quelque chose de très- important à vous communiquer. Voulez-vous me recevoir? Un petit mot de réponse, s'il vous plaît. » Je pourrais citer une quarantaine de formu- les du même genre. RETOUR DU NIAGARA 203 Un jour, un Anglais m'aborde pendant que je dînais au restaurant Brunswick. — J'habite San-Fransisco, me dit-il, et je voudrais avoir votre nom. Mon dîner tirait à sa fin, je me llvai tran- quillement, je lui tendis ma carte gravée, et je le laissai assez interloqué. Je croyais en être quitte avec cet original ; mais le lendemain, il me guetta et au moment où j'entrai dans la salle, il se précipita sur moi, tenant à la main une feuille de papier, une plume et un encrier. Puis d'une voix émue : — Votre signature seulement I je pars ce soir. Gela me ferait tant de plaisir, je suis venu de si loin ! Il n'y avait pas moyen de refuser à un homme qui venait de si loin. Toutes les demandes que je recevais étaient toujours accompagnées d'une enveloppe portant 204 OFFENBACH EN AMÉRIQUE l'adresse du destinataire et munie d'un timbre pour4'atïranchissement. J'en ai réuni ainsi de cinq à six cents. Je préviens mes honorables quêteurs et mes jolies quêteuses d'autographes que j'ai 'collectionné leurs timbres avec soin et que j'en ai envoyé le produit à un bureau de bienfaisance. Qu'ils reçoivent donc, avec l'ex- pression de mes regrets, les remerciements des pauvres. LES SUPPLICES D'UN MUSICIEN En plus des concerts que je m'étais engagé y diriger, j'avais promis à mademoiselle Aimée de conduire quelques-unes des représentations qn'elle comptait donner en Amérique. Fidèle à ma parole, j'avais tenu le bâton du chef d'or- chestre à New- York au théâtre où mademoiselle Aimée chantait. Je me croyais quitte envers elle. Mais, quand j'eus terminé ma série de concerts à Philadelphie, elle vint m'annoncer qu'elle' partait pour Chicago et me prier de conduire une dernière représentation à X***. Je ne nomme pas la ville et pour cause. Je comptais alors aller à Chicago. X*** se trouvait sur ma 12 200 OFFENBACft EN AMÉRIQUE route. J'ai consenti à ce qu'on me demandait. J'arrivai donc le matin àX"**. On donnait le soir la Belle Parfumeuse. Je me rendis au théâtre pour faire répéter au moins une fois mon orchestre. Je m'installe bravement à mon pupitre. Je lève mon archet. Les musiciens commencent. Je connaissais ma partition par cœur. Quelle ne fut donc pasma surprise en entendant, au lieu des motifs que j'attendais, quelque chose de bi- zarre qui avait à peine un air de famille avec mon opérette. A la rigueur, je distinguais encore les motifs, mais l'orchestration était toute différente de la mienne. Un musicien du cru avait jugé à propos d'en composer une nouvelle 1 Mon premier mouvement fut de quitter immé- diatement la répétition et de renoncer à la di- rection de l'orchestre pour le soir. Mais made- moiselle Aimée me supplia tant et tant, me fai- LES SUPPLICES D'UN MUSICIEN 207 sant observer que j'étais annoncé, que le public se fâcherait si je ne paraissais pas, que la re- présentation serait impossible, que je finis par me laisser attendrir. Je repris mon archet et je donnai de nouveau le signal de l'attaque à mon orchestre. Quel orchestre I II était petit, mais exécrable. Sur vingt-cinq musiciens, il y en avait environ huit à peu près bons, six tout à fait médiocres, et le reste absolument mauvais. Pour parer à toutes les éventualités, je priai tout d'abord un second violon de prendre un tambour, et je lui donnai quelques instructions à voix basse. Bien m'en prit, comme on le verra par la suite. Il n'y avait pas de grosse caisse dans l'orchestre ni dans l'orchestration. La répétition fut tellement déplorable, qu'après les dernières mesures, je fis encore de nouveaux efforts pour obtenir de ne pas con- duire. Ce fut peine perdue. Impossible de me 208 OFFENBACH EN AMÉRIQUE soustraire à l'exécution... de mon oeuvre. « Advienne que pourra, me dis-je, j'ai pro- mis de conduire deux actes, je les conduirai à la grâce de Dieu. > Quelle représentation î II fallait entendre cela. Mes deux clarinettes faisaient des couacs à chaque instant... excepté pourtant quand il en fallait. Dans la marche comique des aveugles du premier acte, j'ai noté quelques fausses notes qui produisent toujours un effet amusant. Arrivées à ce passage, mes clarinettes s'arrêtent, et comptent des pauses. Le cuistre qui a orchestré ma musique a écrit ce morceau pour le quatuor seulement. Déjà, à la répétition, j'avais prié messieurs les clarinettistes de jouer n'importe quoi en cet endroit, sachant d'avance que les couacs vien- draient naturellement. Mais j'avais compté sans mon hôte. Forts de leur texte, les brigands ont absolument refusé de marcher. LES SUPPLICES D'UN MUSICIEN 209 — Nous avons des pauses à compter, nous les compterons. Il n'y a rien d'écrit pour nous. — Mais, messieurs, les couacs que vous faites quand il n'y a pas de pauses, ne sont pas écrits non plus, et cependant vous vous en don- nez à cœur-joie. Impossible de les convaincre. Voilà pour les clarinettes. Quantau hautbois, c'était un fantai- siste qui jouait de temps en temps quand l'en- vie lui en prenait. La flûte soufflait quand elle pouvait. Le basson dormait la moitié du temps. Le violoncelle et la contrebasse, placés derrière moi, passaient des mesures et faisaient une basse de contrebande. A chaque instant, tout en conduisant de la main droite, j'arrêtais soit l'archet de la contrebasse, soit celui du vio- loncelle. Je parais les fausses notes. Le premier violon — un excellent violon celui-là, — avait toujours trop chaud. Il faisait une chaleur de 12. 210 OFFENBACH EN AMÉRIQUE quarante degrés dans la salle. Le malheureux voulait toujours s'essuyer le front. Mais moi, d'une voix émue : — Si vous me lâchez, mon ami, nous sommes perdus I Il posait son mouchoir avec tristesse et repre- nait son instrument. Mais la mer de la caco- phonie montait toujours. Que de fausses notes I Heureusement le premier acte touchait à sa fin. Un succès d'enthousiasme f Je croyais rêver. Tout cela n'est rien auprès du second acte. Ayant toujours en tête l'orchestration que j'avais écrite, je me tournais à gauche, vers la petite flûte qui devait, d'après mon texte, exécu- ter une rentrée. Pas du tout, c'était le trombone à droite qui me répondait. Mes deux clarinettes, fortes en... couacs, avaient à faire, toujours d'après ma partition, un chant à la tierce. Le musicien de l'endroit LES SUPPLICES D'UN MUSICIEN 211 avait enlevé ce chant aux instruments à archet pour le donner au piston, qui jouait faux, et au basson, qui dormait toujours. Nous arrivons péniblement au finale. J'étais en nage. Je me disais que nous n'irions pas jusqu'au bout. Le duo entre Rose et Bavolet marcha cahin- caha; mais enfin il marcha. Le finale enchaîne le duo. Comme celui-ci finit en ut, j'ai fait na- turellement, pour l'entrée de Clorinde qui atta- que en si majeur, la modulation par le do dièze, fa dièze, mi. La basse fait le la dièze. Ma petite marche harmonique avait été orchestrée par le grand musicien de X*** pour les deux fameuses clarinettes, le hautbois qui ne jouait pas et le baséon. Diable de basson ! Il dormait plus pro- fondément que jamais. Je fais des signes déses- pérés à son voisin qui le réveille brusquement. Si j'avais su, je l'aurais laissé dormir. Cet ani- mal-là, au lieu d'entonner la dièze, attaque un 212 OFFENBACH EN AMÉRIQUE mi dièze de toute la force de ses poumons. Cinq tons plus haut ! La malheureuse artiste qui joue Glorinde suit naturellement l'ascension natu- relle et prend la mélodie également cinq tons plus haut. L'orchestre, qui n'entre pas dans tous ces détails, continue à jouer cinq tons plus bas. On peut juger d'ici de la cacophonie. Je me démenais sur mon pupitre, suant à grosses gouttes, faisant des gestes désespérés à Clorinde et à mes musiciens. C'est alors qu'une inspira- tion du ciel vint à mon esprit égaré. J'adressai à mon tambour un signe énergique et désespéré. Il comprit, et il exécuta un roulement 1 Ah! le beau roulement, à casser les vitres, un roule- ment de trente mesures qui dura jusqu'à la fin du dua et qui escamota Dieu sait combien de fausses notes. Le public n'a certainement pas compris pourquoi, au milieu de la nuit, dans une scène mystérieuse^ le tambour se faisait tout à coup entendre avec une telle force et une telle r i LES SUPPLICES D'UN MUSICIEN 213 persistance. Peut-être a-t-il vu /là un trait de génie du compositeur? C'en était un en effet, qui m'avait permis de sauver la situation. Je ne puis penser sans frémir aux horreurs antimu- sicales que ce roulement a si sérieusement dissi- mulées. Après cette excentricité, je m'attendais natu- rellement à un déluge d'injures dans les jour- naux qui parleraient de la représentation. C'est tout le contraire qui se produisit : des éloges, rien que des éloges sur la façon magistrale avec laquelle j'avais conduit! LES POMPIERS Aller à New-York et ne pas voir comment on éteint les incendies en Amérique serait un oubli des plus regrettables. Il faut absolument voir ça. Si par extraordinaire on ne vous procure pas ce spectacle en mettant le feu à une habitation voisine, vous n'avez qu'à vous mettre dans les bonnes grâces de mon ami M. King et vous jouirez du spectacle tout à votre aise, sans avoir à déplorer le moindre dégât ni chez vous ni chez vos voisins. J'ai été invité à assister à une fête de ce genre organisée spontanément pour moi un soir après mon concert à Gilmore Garden. 2lD OFFENBAGH EN AMÉRIQUE Je ne saurais mieux faire à cette occasion que de citer le Figaro, où ma visite aux pompiers est admirablement décrite par M. Bertie-Marriott, le sympathique correspondant, que M. de Vil- lemessant avait envoyé en Amérique pour repré- senter son journal. Je crois faire plaisir à mes lecteurs en ne me bornant pas à citer le passage touchant aux pompiers. Car dans ce qui précède la relation des hauts faits de ces braves gens, il est quelque peu question de moi, et, puisque le titre de ce livre m'oblige parfois à parler plus de moi que je ne le voudrais, je suis très-heureux qu'un autre se soit chargé de raconter mes faits et gestes. Voici donc sans autre préambule l'article en question. LES POMPIERS 217 « DE PHILADELPHIE A NEW-YORK » New-York, le o juin 1874. » Une machine mugit, je suis parti, une autre rugit, je suis arrivé à « Jersey-Gity ». La première, c'est la locomotive qui m'emmène, la seconde celle du « Ferry -Boat », immense bac à vapeur qui me conduit et me jette dans « l'Em- pire City », la ville impériale, New- York. » Nous étions, dans cette vaste construction, tout un monde, des chevaux, des voitures, un tas d'hommes. Tout cela debout, bêtes et gens anxieux d'arriver. Il fait nuit, et cependant on sent que ces gens-là sont toujours pressés, pres- sés d'arriver, pressés de prendre du repos, pres- sés de se débarrasser du sommeil. Ce dernier est du temps perdu. Aujourd'hui les pousse vers demain, car demain est pour chacun ce qu'était hier : une affaire, une lutte! Le temps, ils l'ont 13 218 OFFENBAGH EN AMERIQUE dit, c'est de l'argent. 11 faut faire vile, car tous courent. » On parle, brièvement, toujours d'affaires; et ce ne serait pas exagéré d'affirmer que, sur cent mots entendus, le mot « dollar » revient soixante-quinze fois. Voilà le dieu, le vrai, peut-être le seul, l'ancien veau d'or, adulé, en- censé et comment I A ses pieds point de protes- tants cette fois, tous lévites, devant lui point de Moïse pour le renverser. » A mon grand étonnement, j'entends pro- noncer si souvent un nom, que j'écoute. » C'est celui d'Offenbach. » Ahçàl me dis-je, aurais-je dépassé levéloce Verne? Aurais-je brusquement et en trois heures fait le tour du petit hémisphère? Serais - je à Paris? C'est si « machine » ce pays-cil Qui sait? » Mon voisin me rassure. Je suis bien à New- York, et notre sympathique maestro y est aussi, % LES POMPIERS 219 me dit-il. Il dirige un orchestre; il y a foule pour l'entendre, le voir, le toucher; il va comme tous entendre le maître; je le suis. C'est un grand musicien, ajoute ce Yankee, on lui donne 1,000 dollars par soirée pour conduire, rien que pour conduire cet orchestre. » Tout est là pour cet homme-argent. « On lui donne 1,000 dollars I » Aussi quel respect admiratifet avec quel tremblement métallique dans la voix dit-il ces mots : « On lui donne 1,000 dollars I » » Pour lui, Américain, ce n'est pas le brio de cette musique étincelante et brillante qui l'en- lève, qui le fera applaudir, bisser : c'est ce chiffre de 1,000 dollars. C'est sa cote, et elle grandit dans son esprit la personnalité du maître. Et comment n'en serait-il pas ainsi? Enfant, c'est le premier mot qu'il a entendu, jeune c'a été son premier amour, homme ce sera sa seule et unique passion. 220 OFFENBAGH EN AMERIQUE » Je me laisse entraîner,et, au sortir de rues mal éclairées que je traverse, je tombe brusque- ment dans un jardin couvert, immense, éclairé de mille feux de couleurs. C'est énorme, c'est beau, quelle foule I que de jolies femmes I » J'arrive difficilement au centre. C'est plein, serré, on se bouscule. Sur une estrade, cent musiciens attendent, l'œil fixé sur le bâton du maître. Il est là, lui; il semble qu'il soit un peu nerveux sous cette multitude d'yeux curieux qui le fixent, l'enveloppent de toutes parts. — C'est une polka. » Il l'a composée à bord et exprès pour les Américains. Ils le savent et sont contents. Le rhythme en est tantôt lent, tantôt rapide, mêlé de chants et de rires; c'est brillant, entraînant et je surprends ces gens si froids d'ordinaire, si préoccupés, qui s'amusent avec ennui presque toujours, je les vois rire vraiment de bon cœur. Musiciens et public sont remués, il y a de l'en- I LES POMPIERS 221 thousiasme. Un tonnerre d'applaudissements retentit, on « bisse », on trépigne à rompre la salle. On recommence la polka. » Enfin il a fini et descend, on a l'amabilité de le laisser passer. « Le Figaro, me dit-il en me voyant, le Figaro » à New-York I voilà qui me fait encore plus de » plaisir que ce que 'vous voyez, que ce que » vous venez d'entendre. » > Et, me prenant par le bras, il me fait tra- verser cette foule qui par cette marque d'amitié doit me décorer du nom de « haut personnage » . Combien de jolies « misses » voudraient être pendues à ce bras célèbre? Bras qui gagne 1,000 dollars par soirée ! » Vous comprenez ; que de jalouses on ferait d'abord I Et puis, que de toilettes abracada- brantes on se paierait? Elles me regardent comme si je les volais, ma parole 1 « Vous savez » que je vous emmène, me dit le maestro. On 222 OFFENBACH EN AMÉRIQUE » vient de me proposer de voir les pompiers et » vous comprenez que je tiens beaucoup à voir » cette institution dont on a tant parlé, dont ils » sont si fiers î » » Eh bien! c'est merveilleux, incroya- ble; c'est un prodige! Si nous n'avions pas été là nous-mêmes, montre en main, nous ne l'au- rions jamais cru, nous aurions dit : « Laissez donc, vous êtes un blagueur I » » Voici, en quelques mots, ce à quoi nous avons assisté : » Un des chefs du département du feu, M. King, nous accompagnait. Voulez-vous choi- sir le poste que nous allons surprendre? dit-il a maestro. Choisissez? » La dix-huitième rue étant près de là, Offen- bachla lui désigna; nous nous mettons en route. A la porte : « Attention ! nous dit M. King, pré- parez vos montres. — Êtes-vousprêts? — Oui. » Il touche un petit timbre, un homme vient ou- ji LES POMPIERS 223 vrir; nous entrons. La machine est là, superbe, luisante; au fond, trois chevaux sont dans leurs stalles, tout harnachés; les pompiers sont au- dessus, ils dorment. Un^ow/^est^appendufcontre la muraille. C'est lui qui va donner l'alarme. Faites bien attention et rangez-vous contre la muraille de peur des chevaux. Boum, boum, boum. » Les trois chevaux sont attelés, douze hom- mes sont là, qui, montés sur la pompe, se précipitent en avant des cheva^ix; le cocher pompier a dit : « Ready? » Combien de temps? nous demande M. King. Il y avait six secondes et demie que le gong avci.it résonné ! » Sans un mot, sans une observation, les chevaux sont remis dans leurs stalles, les hommes remontent se coucher. L'inspecteur a voulu voir si le service était bien fait, c'est son droit; il s'en est assuré, eux ont fait leur devoir. •> Eh bien ! j'avoue que je n'avais pas eu le 224 OFFENBACH EN AMÉRIQUE temps de rien distinguer. J'avais bien entendu comme un roulement de tonnerre, c'étaient les hommes; comme un trembleijient épouvantable ébranlant le plancher, c'étaient les chevaux. J'avais bien vu une lueur rouge, la machine brûlait son charbon. J'avais bien vu une forme noire pendue aux brides, c'était le cocher avec son cri : « Ready », c'est prêt; mais, je le ré- pète, je n'avais pas eu le temps de rien distin- guer, et cependant comme le disait le cocher, tout était prêt — en six secondes et demie! — Je regarde Offenbach, il était muet. Il regardait encore, que tout était déjà rentré dans l'ordre habituel; ses yeux semblaient effarés comme s'il eût été sous le coup d'un cauchemar rapide; il restait coi, je devais terriblement lui ressem- bler. Ai-je réussi à vous donner l'idée d'une rapidité pareille, vertigineuse, télégraphique? Malgré moi, notre système de pompes françaises me vint à l'esprit : j'étais honteux. LES POMPIERS 225 » Qu'en pensez-vous ? nous demanda M. King. Ofïenbach avait retrouvé l'usage de la parole : « J'ai fait et vu bien des féeries, dit-il, mais jamais de cette force-là! » — M. King sourit, il était content. « Je vais, dit-il, vous montrer mieux que cela. Venez avec moi. » Nous le suivons, et, ar- rivés sur une des grandes places de New- York résolutions suivantes, écrites sur satin blanc : t Dans une réunion des soussignés, membres de l'orchestre jouant sous la direction de Jac- ques Offenbach au Gilmore's Garden en cette ville, il a été : » Résolu que, désireux d'exprimer à notre ho- noré directeur et ami notre sérieuse et chaleu- reuse appréciation de sa personne depuis que nous avons appris à la connaître, il est » Résolu que nous lui présentons ce bâton comme témoignage de nos sentiments cordiaux de respect pour sa réputation si bien méritée et soutenue ici si honorablement: d'admiration pour son génie, son habileté et son zèle dans notre profession ; et comme tribut de notre af- fection qu'il a gagnée par rexcellence de toutes ses relations avec nous. BANQUETS, BÂTON ET BREVET 233 » Résolu, que sa courtoisie constante, son obligeance, son amabilité et sa véritable amitié pour chacun de nous et nous tous, l'ont rendu cher à nos cœurs et nous rendront toujours agréable le souvenir de notre association. » Résolu, que nous lui offrons nos vœux les plus sincères pour sa prospérité et son bonheur, et puisse un succès plus grand encore, s'il est possible, couronner sa carrière à venir. » Je les remerciai chaleureusement en leur exprimant toute ma reconnaissance et en les assurant que l'excellent souvenir que j'emportais de leur talent et de leur sympathie vivrait éter- nellement dans ma mémoire. Le lendemain, c'est-à-dire la veille de mon départ pour la ville de l'exposition, je recevais à souper les sommités littéraires, artistiques, et financières de la cité impériale. Voici en quels termes le Courrier des États-Unis en rendait compte. 234 OFFENBACH EN AMÉRIQUE « LE SOUPER D OFFENBACH » Peu d'arlistes européens auront été aussi fêtés à New- York que l'auteur de la la Grande Duchesse. Il faut dire aussi que Jacques Offen- bach a sans doute reçu des fées le don précieux qui jusqu'à présent semblait être l'apanage exclusif des louis d'or : il plaît à tous. On peut discuter le compositeur, il n'est personne qui n'éprouve la plus vive sympathie pour l'homme. Sa cordialité, sa modestie, son esprit brillant qui, quoique toujours prêt à la riposte, ne s'é- carte jamais des lois de la plusstrictecourtoisie, son affabilité sans pose, lui conquièrent toutes les amitiés. Il a reçu ici tous les hommages ; on l'a entouré d'adulations, fêté, sérénade, et choyé sous toutes les formes. A son tour, il a voulu rendre la politesse et a offert, mercredi soir, à la BANQUETS, BATON ET BREVET 235 - presse et à quelques personnalités éminentes du monde artistique, un souper, disons le vrai mot, un banquet dont les estomacs les plus sceptiques — à défaut des cœurs — garderont ^ l'éternel souvenir. C'est dansles salons de l'hôtel r Brunswick qu'a eu lieu cette charmante fêle où les représentants de tous les arts étaient conviés et dans laquelle la musique, la littérature, la peinture, la sculpture... et même la finance, ont trinqué en famille. » Quand la chère exquise et les vins savou- reux dont rénumération serait trop longue (d'ailleurs la charité chrétienne ne veut pas qu'on impose cesupplice de Tantale aux absents) eurent mis les esprits 'au diapason convenable, le concert des toasts commença. C'est Offen- bach naturellement, qui conduisait; c'est lui qui donna le signal de l'attaque par le speech le plus attrayant, le plus humoristique et en môme temps le plus ému de tous les speeches 236 OFFENBACH EN AMÉRIQUE passés, présents et à venir : il but à la presse, à la presse new-yorkaise et surtout à la presse française à laquelle, a-t-il dit, il doit reporter la majeure partie de ses succès et la popularité de son nom. M. Fr. Schwab répondit en fort bons termes au nom du journalisme américain et M. Ch. Villa au nom de la presse française. Le docteur Ruppaner, à son tour, captiva l'atten- tion par un discours émaillé des plus hautes pensées, exprimées dans un langage des plus élevés. M. H. Fisk, de Fifth Avenue Théâtre, répondit au nom des artistes; M. Auguste Bar- tholdi, l'auteur de la statue de Lafayette et de de la Liberté éclairant le monde, prit la parole à son tour et montra qu'il sait aussi bien le métier de Démosthènes que celui de Phi- dias ; M. Skalkowsky, délégué du gouvernement russe à l'Exposition du Centenaire, exprima en peu de mots fort éloquemment tournés et du français le plus pur, quelques idées générales BANQUETS, BATON ET BREVET 237 et généreuses sur l'art et les relations des na- tions de la vieille Europe entre elles-mêmes et avec l'Amérique. Tous ces orateurs furent ap- plaudis avec une véritable furia offenbachique; quant à l'amphytrion, impassible comme un dieu de l'Olympe assis sur son nuage, mais gai comme un épicurien dans l'exercice de ses fonctions, il tint tête à tout, répondit à tout et termina en portant un toast bien senti à Francis Kinzler, l'organisateur de ce souper aussi ex- quis qu'élégamment servi. Il était jour et les convives, voyant se lever l'aurore, en conclurent avec satisfaction qu'ils étaient tout aussi ver- tueux qu'on peut l'être ici-bas. » Le lendemain je fis mes adieux à Gilmore Garden. Le jardin était comble. Dans ce vaste hippodrome, je ne voyais du haut de mon estrade qu'un fourmillement de têtes. Mes morceaux furent bissés et trissés avec un enthousiasme des plus acharnés. J'avais beau remettre mon paletot 238 OFFENBAGH EN AMÉRIQUE et mon chapeau, descendre de l'estrade et im- plorer ces aimables Yankees du regard, rien n'y faisait. On battait des mains avec frénésie, on tapait avec les cannes contre les chaises et on cassait les banquettes, jusqu'à ce que je re- broussais chemin vers mon pupitre ; alors on hurlait de satisfaction pendant un moment et puis le silence le plus complet régnait dans la salle pendant Texécutron du morceau. A la fin du dernier, mon orchestre se joignit à la foule et me fit une ovation étourdissante. Malgré moi j'en étais ému, et j'eus du mal à retrouver la parole pour remercier ces braves amis. Aux hourrahs assourdissants que pous- saient les hommes se mêlait une joyeuse fanfare triomphale exécutée spontanément par plusieurs des musiciens, tandis que les violonistes exécu- taient le ratta en frappant avec leur archet sur le bois de leur instrument. Au milieu de cette ma- nifestation je reçus des mains du premier violon BANQUETS, BATON ET BREVET 239 au nom de tous ses confrères, ce fameux brevet de membre de l'association des musiciens de New- York dont il a été question au commencement de ces notes. Je promis alors qu'avant mon dé- part pour la France je donnerais un dernier concert à Gilmore Garden, mais cette fois au bénéfice de l'association dont je faisais désor- mais partie. SOIREE D'ADIEU A mon retour du Niagara, je donnai le con- cert promis. Les placards immenses dont on avait couvert les murs de la ville annonçaient tous que je paraissais pour la dernière fois. Jamais je n'avais vu mon nom sous cet aspect. Les lettres aussi hautes que moi et quatre fois aussi larges. Le public américain se montra à la hauteur de cette réclame nationale. Tout New-York élé- gant et riche s'était donné rendez- vous dans le jardin Gilmore. Dès mon entrée dans l'arène musicale je fus salué de vivat, de hourrahs et d'applaudissements enthousiastes. Et on dit que 2i2 OFFENBACH EN AMÉRIQUE les Américains sont un peuple froid! Je vous ferai grâce des détails de cette soirée, car outre que je me suis juré de parler le moins possible de moi, je dois vous avouer que je n'ai pas très-bien saisi tout ce qui se passait autour de moi, tellement j'étais ému par cette démons- tration inattendue. Après le concert, je trouvai difficilement quelques paroles pour remercier une dernière fois mes musiciens du concours qu'ils m'avaient prêté pendant mon séjour parmi eux, et je leur souhaitai avec une sincérité dont ils ne pouvaient douter de continuer après mon départ le succès qu'ils méritaient si bien. Ils me remercièrent à leur tour de la représentation que j'avais donnée au bénéfice de leur association et me firent pro- mettre que je reviendrais en Amérique dans deux ou trois ans. Je promis comme on pro- met dans ces moments-là, mais les circons- tances s'y prêtant, je vous assure qu'il me SOIRÉE D'ADIEU 243 serait très-agréable de retourner en Yankee-land et de faire plus ample connaissance avec un pays aussi merveilleux et un grand peuple qui m'a témoigné une sympathie dont le souvenir me sera toujours cher. LE RETOUR Le Sjuillet, je m'embarquai abord du Canada qui, à ma grande satisfaction, se trouvait re- partir pour la France au même moment que moi. — Plusieurs Américains tinrent à me faire une conduite jusque dans ma cabine. Vous dirai-je, lecteur français, avec quelle joie on foule le plancher du bateau avec lequel on a quitté la France, surtout lorsque ces mêmes planches vont vous rapatrier et vous rendre à tous ceux qui vous sont plus chers que les succès les plus éblouissants et les dollars les plus nombreux? Ahl il aurait fallu me donner une bien grosse somme pour m'arracher à ce bateau ! 14. 246 OFFENBACH EN AMÉRIQUE Parmi les passagers qui rentraient en France avec moi se trouvaient M. de la Forest, consul de France à New-York, qui s'absentait de son poste pendant quelques mois pour des rai- sons de santé — un charmant compagnon de voyage, M. Baknutoff, secrétaire de la légation russe à Washington, un jeune homme des plus distingués qui ne laissait jamais languir la conversation à la table du capitaine, et auquel j'ai gagné de nombreuses parties de bezigue pour charmer les loisirs de la traversée. Nous avions en outre deux docteurs comme passagers, le docteur Bastien elle docteur Roussel qui furent tous les deux indisposés pendant la traversée, ce que je regrettai doublement car ils étaient tous les deux, quoique républicains, de vrais voyageurs, c'est-à-dire des gens ayant beau- coup vu, beaucoup lu et sachant vivre. J'avais aussi avec moi mon excellent ami M. Bertie-Marriott, correspondant du Figaro, LE RETOUR 247 avec qui je me plaisais à faire revivre le souvenir des différentes excursions que nous avions faites ensemble en Amérique ainsi qu'à deviser agréa- blement sur les mœurs de ce nouveau monde que je devais esquisser à mon retour. Je citerai - aussi en leur envoyant, si par hasard ces lignes tombent sous leurs yeux, mes meilleurs souve- nirs, M. Glisenkeimer, négociant américain, un polyglotte des plus gais, M. Schorestène, autre né- gociant aimable, et M. J. White, un mulâtre qui a eu le premier prix au conservatoire de Paris comme violoniste. Nous avons été favorisés pendant toute la traversée par un temps magni- fique, et le voyage n'a été marqué que par trois petits incidents. Le premier se produisit au mo- ment même où nous démarrions. Le bateau, confié aux soins d'un pilote maladroit, alla se heurter contre le flanc de V Amérique, autre transport français qui devait partir le sa- medi suivant. Nous fîmes une profonde en- 248 OFFENBACH EN AMÉRIQUE taille dans le bâtiment commandé par le capi- taine Pouzolzs et nous perdîmes un de nos bateaux de sauvetage. Ce bruit sinistre causé par cette collision me laissa une vive im- pression et un moment je crus que toute la nature s'effondrait sur ma tète. Heureusement nous en fûmes tous quittes pour la peur. Le second épisode fut plutôt comique que terrible. Un soir, au moment où nous étions tous réunis dans le salon à prendre le thé et à causer, nous fûmes très-surpris de voir entrer un pas- sager portugais brésilien, vêtu ou plutôt désha- billé comme un boulanger dans l'exercice de ses fonctions. De plus ce malheureux était gris. Nous n'avions heureusement que deux ou trois dames à Y(>r^i et avant que le Brésilien pût se livrer à des excès déplorables, nous pûmes le fai re reconduire par le sous-commissaire. Il paraît qu'il avait ingurgité ce soir tout un panier de rhum, mais cela ne devait pas être du J. T, LE RETOUR 249 car jamais je n'ai vu cette excellente marque se rendre coupable d'un pareil abus de confiance. Le troisième épisode est si triste et si ridi- cule que je le supprime en corrigeant mes épreuves; peut-être le raconterai-je plus tard; aujourd'hui je croirais manquer de reconnais- sance envers le lecteur qui m'a suivi avec tant de complaisance, en le faisant assister aux tris- tesses inhérentes à la vie commune en mer. Il était huit heures et demie lorsque leCanada, par un magnifique soleil et une mer dont la sur- face était unie comme unmiroir,nous montra les riants coteaux de la Normandie et fit son entrée dans le port du Havre. Ma famille au grand complet et plusieurs amis m'attendaient depuis de? heures sur la jetée, et tous mesenfants agitaient fiévreusement leurs mouchoirs en m'apercevant sur le pont. Autant j'avais été triste en partant, autant ma joie fut grande de revoir cette famille chérie et ces 2o2 TABLE DES MATIERES LES COURSES 131 LA PRESSE AMÉRICAINE 137 QUELQUES PORTRAITS 149 PHILADELPHIE 167 OFFENBACH-GARDEN 173 AU NIAGARA. — PULLMANN CARS 179 LA CHUTE DU NIAGARA 185 LE DAUPHIN ÉLÉAZAR 189 RETOUR DU NIAGARA 193 LES SUPPLICES d'un MUSICIEN 205 LES POMPIERS 215 BANQUETS, BATON ET BREVET 231 soiréed'adieu 241 le retour ........ 245 liiiprirtierie générale lie Cbâtillon-snr-Seine, Jeanne Robert. ^ >l É ne I uniM \\j irifcj uiruuiciiiuri ufc;&i\ ui ciriy University of California Library or to the NORTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY BIdg. 400, Richmond Field Station University of California Richmond, CA 94804-4698 ALL BOOKS MAY BE RECALLED AFTER 7 DAYS 2-month loans may be renewed by calling (510)642-6753 1-year loans may be recharged by bringing books to NRLF Renewals and recharges may be made 4 days prier to due date DUE AS STAMPED BELOW SEP 2 6 1996 RETURNED MAR 1 2 1996 Santa Cruz J tney 1202188 ioffenbach, J« ^ Offenbach en Amérique Call Number: E168 oUU 0-f-fenbftch 044 305388